des idées derrière la tête
De trop près : Et merde ! Encore des militants-touristes qui viennent regarder la traite des vaches… Hé les gars c’est pas une vitrine ! Il y a des gens qui vivent ici : ce n’est pas un zoo alternatif !
De près : On ne vient pas en spectateurs mais pour discuter de nos pratiques et donner un coup de main s’il y a besoin... Et boire un verre après la traite bien sûr ; et pas que du lait !
De loin : Parler de ce qui se vit ici depuis différents angles, de loin, de près, d’un peu trop près.
De trop près : Tiens donc, c’étaient vous les duettistes derrière ces pseudonymes. J’ai eu vent de vos Dialogues sur ce qui se passe dans ce bocage et je voudrais vous inviter à une autre perspective. Le nez dans le guidon, les grolles dans la boue, ballotté par l’intensité de ce qui se vit ici, happé par le tumulte du mouvement, débordé avec délices par la situation...
De loin : D’accord, mais ce n’est pas forcément la meilleure position pour comprendre ce qui se passe !
De trop près : Peut-être, mais pour « prendre du recul », il faut d’abord avoir été là. La présence continue dans ce bocage au rythme des saisons, des rumeurs venues du bourg, des espoirs et des désillusions, permet d’éprouver le mouvement dans son quotidien, dans ses amitiés, dans sa chair. Vit-on le mouvement de manière aussi intense lorsqu’on habite ce bocage en lutte seulement de manière discontinue ? Cela permet-il de « prendre du recul » ou cela conduit-il au contraire à idéaliser une situation que l’on ne vit que par bribes ? Et vous, vous vous impliquez comment ?
De près : D’abord, venir contribuer à la vie de la ZAD – cultiver, combattre, participer aux discussions – est pour moi une joie véritable au sens de Simone WEIL. Être enfin aux prises avec quelque chose de réel, non étayé par une quelconque institution, quasi sans filet. Un réel de terre et de chair, de confrontations et de questions qui sont celles de ce monde, qui trouvent là un terrain et des êtres pour les soulever, les incarner, dégager des solutions, éphémères, parce que sources de nouvelles questions. C’est une expérience collective telle que je n’en avais jamais vécu, qui nourrit déjà d’autres luttes par ses réalisations, ses problèmes complexes et pas toujours résolus, qu’il est d’autant plus nécessaire d’exposer et de discuter.
De loin : Quand on ressent partout la chape de plomb de l’impuissance admise, les échos qui me viennent de la ZAD semblent provenir d’une autre planète : les frictions dans l’occupation sont comme un concentré de tout ce qui ne se discute pas dans la société. Venir à Notre-Dame-des-Landes de temps à autre et prendre en compte toutes les remises en cause qui y fleurissent rendent encore plus étranger à cette “démocratie” glacée et administrée.
De trop près : Quand on habite le mouvement et que le mouvement nous habite, l’immersion dans ce qui se cherche ne laisse pas de répit. Mais souvent j’ai comme le sentiment de prendre la lorgnette par le petit bout.
De loin : Comme observer une constellation au microscope…
De trop près : C’est un peu ça ! Mais comment échapper à la fois à l’enthousiasme frénétique et acritique de l’activiste et au pessimisme voire au cynisme qui nous guette lorsque les difficultés du quotidien (débrouilles et embrouilles, divisions, bagarres, violences intestines...) tendent à masquer le “devenir révolutionnaire” qui se cherche dans ce bocage ?
De loin : C’est sûr que pour moi, le recul c’est plus facile. Trop facile peut-être ! Mais, je ne suis pas complètement en suspens dans l’attente de nouvelles de la ZAD par l’Internet. Dans l’expérience de cette lutte on aura pu goûter le fait qu’un site ça se contrôle et que le discours numérique est un enjeu de pouvoir : par exemple avec certaines censures politiquement correctes ; ou encore avec la manipulation et le détournement de l’intérêt suscité par Notre-Dame-des-Landes sur un site parallèle, celui du « collectif de lutte contre l’aéroport », jouant sur la confusion, se cantonnant dans le radicalisme abstrait et la surenchère maximaliste, détournant une partie des dons. Bref, du dedans (censure) ou du dehors (site parallèle), l’Internet n’est pas plus garant d’un contrôle collectif qu’une AG chapeautée par des gauchistes. L’horizontalité “pure” à la mode de l’Internet ça n’existe pas. C’est pourquoi rien de mieux que de recevoir de temps à autre des photocopies de textes ou de comptes rendus d’AG ; parallèlement décoder en permanence ce qui vient des médias, comme la lourde insistance pendant « les » festivals du 3-4 août sur la division du mouvement. Être au loin c’est faire l’expérience permanente de la confiance à distance ; les copains de la ZAD seront-ils vigilants sur les pièges qui les guettent : un « tous ensemble » benêt ou des querelles sans fin ?
De près : Sur place, la vigilance ne manque pas parce que les moments et les espaces pour les débats, les assemblées et les discussions sur le tas surabondent pour confronter les points de vue et les problèmes à chaque fois qu’ils se posent, de front, sans intermédiaire...
De trop près : Mais la distance (ou le peu de distance) vis-à-vis des événements détermine nécessairement la perception de la lutte : du riverain blasé obsédé par certains comportements avec lesquels le mouvement peine à composer, à l’activiste nomade qui vient plaquer ses fantasmes révolutionnaires sur la réalité locale, sans “prendre le temps” de regarder ce qui se passe, ce qui est là, et de comprendre la complexité de ce qui se joue dans ce bocage.
De près : C’est vrai que chaque assemblée du mardi est une scène où se rejouent sans cesse ces différences de perception. Il est rare que ces grands débats collectifs permettent le dépassement des contradictions du mouvement. D’autant plus que la légitimité des décisions collectives en AG n’est pas avalisée par ceux qui ne se reconnaissent pas dans son formalisme. N’a-t-on pas entendu : « Mais de notre côté, les groupes sont assez indépendants ; on ne fait pas d’AG, on discute et on décide suivant les occasions. » ? Qu’en est-il dans les comités locaux créés un peu partout en France depuis l’automne dernier ?
De loin : Pour ce que j’en ai vécu, un comité local de soutien à Notre-Dame-des-Landes … fait du soutien ! Donc, on ne s’aventure pas dans des discussions trop poussées : tout de même, le meilleur moment dans ce registre aura été en avril le clivage entre ceux qui se motivaient pour Sème ta Zad et ceux qui iraient à la chaîne humaine. Distance ou non, on n’en sort pas !
De trop près : Personne n’y échappe… ! Clivages et désaccords existent aussi entre nous. Dans le deuxième Dialogue, en voulant chercher à tout prix la force motrice qui impulserait tour à tour le mouvement, vous offriez une vision linéaire de l’histoire de la lutte, qui aurait été portée successivement par “des habitants qui résistent ”, le “ mouvement d’occupation ” et aujourd’hui les “paysans de COPAIN 44”. Cette vision donne le sentiment que vous dissertiez sur le mouvement sans vous y jeter corps et âme, avec la hauteur de vue de l’intellectuel à la recherche d’une avant-garde, d’un sujet révolutionnaire.
De près : Pour se jeter corps et âme, ça va jeune homme, on a déjà donné ailleurs en d’autres temps, et c’est justement ces sortes d’expériences passées qui nous permettent, malgré les différences, de nous sentir au plus près et alertés à l’avance sur les chausse-trappes qui se forment devant les mouvements : le recours à l’événementiel, le radicalisme verbeux, la pression médiatique...
De loin : Il a beau dire… le voilà sombrant dans un horizontalisme où tous seraient participants à égalité : de fait, depuis novembre 2012, ce sont bien COPAIN 44 et les zadistes jardiniers et agriculteurs, qui ont lancé Sème ta Zad, qui sont à la charnière et le pivot stratégique de la réoccupation, même si est consciente la nécessité de ne pas se replier sur le seul aspect de la reprise en main des terres agricoles déjà expropriées : en témoignent les nombreux sabotages des pré-travaux du projet d’aéroport. Ce qui n’empêche pas, dans l’effervescence générale, primitivistes, antisexistes, voire la “zone-dans-la-zone” de mettre le doigt là où ça fait mal !
De trop près : Je suis en désaccord total avec ça ! La distinction que tu institues entre “zadistes jardiniers” et le reste du mouvement d’occupation ne tient pas. Pire, elle ressemble à s’y méprendre à celle entre “bons” et “méchants” occupants que nous servent à chaque réunion les militants de l’ACIPA et une frange modérée du mouvement d’occupation. Quant à la somme de catégories que tu emploies : “primitivistes”, “antisexistes”, “zone-dans-la-zone”… elles réduisent la complexité des trajectoires subjectives dans le mouvement en les figeant dans des cases idéologiques, en leur assignant les étiquettes jaunies du militantisme. Comme s’il n’existait pas de “primitiviste” qui cultive, “d’anti-sexiste saboteureuse”, de “zonard jardinier” non violent, et autres hybridations produites par la subversion des rôles qui travaille le mouvement. Je préfère “l’horizontalisme” au “verticalisme”, parce que le mouvement n’a pas une tête, c’est une hydre polycéphale, si tu en coupes une, il en repousse des milliers d’autres !
De loin : … V’là le relativisme qui se pointe : tous les points de vue se valent !
De près : Mais alors, comment toi tu décrirais les dynamiques à l’œuvre sur la ZAD ?
De trop près : Mais comme dans toute l’histoire des luttes : des dynamiques non linéaires (circulaires, cycliques...). La force de mobilisation agricole avec COPAIN 44 renoue avec l’héritage des luttes paysannes en Loire-Atlantique et les pratiques comme les discours de ces paysans-complices sont au fond très proches de ce que devaient être celles des comités de défense et des Paysans-Travailleurs dans les années 70.
De près : Comme présentation mécanique, tu ne fais pas dans la dentelle ! Et puis, le monde a changé depuis les années 70. Les mêmes mots portent aujourd’hui tout autre chose. Ni cyclique, ni pseudo cyclique : plutôt vieille taupe, ramenant à la surface de vieilles espérances renouvelées ici.
De trop près : Attends, je n’ai pas fini ! Le mouvement, aujourd’hui comme hier, tire sa puissance de la capacité de forces antagonistes (parfois franchement hostiles) : le “mouvement d’occupation”, les “paysans”, les “citoyennistes” sont à la fois différents et inextricables, d’apparence inconciliables mais aux frontières poreuses. Il n’y a jamais une composante qui tire les autres. Le mouvement et ses fragments, c’est comme « des pierres jetées dans l’eau » qui produisent des ondes, des cercles qui se propagent, qui se frottent, se confrontent et d’où naissent des turbulences, des espaces et des moments dans lesquels se déploient un devenir commun, un devenir Commune ?
De près : L’image n’est pas mauvaise mais il manque quelque chose : les lanceurs de pierre, et aussi l’eau qui était là avant nous, qui apporte ses mystères et sa profondeur ; tout ce qui est porté par l’histoire, chargé de souvenirs, de morts, sur qui l’onde s’est refermée. Pour revenir à la ZAD, il s’y exerce des influences fortes, quelquefois décisives, qu’on ne peut pas toujours noyer dans le courant.
De trop près : Dans ce jeu fluide qu’est le mouvement, il y a ces sphères étanches que vous cherchiez à décrire dans votre précédent Dialogue. Nous sommes nombreux – moi compris évidemment – à être arrivés ici, il y a quelques mois ou années, bardés de certitudes... Pour se laisser traverser par le mouvement, et être bouleversés par la situation, il faut du temps, mais pas seulement. La période intense entre le début de l’opération César et maintenant a été riche en dépassement des identités et en subversion des rôles. “Habitants”, “paysans”, “squatteurs” sont des identités que le mouvement tend à faire voler en éclats ; mais dès qu’il esquisse un devenir qui ne se pétrifie plus dans des appartenances sociales et dessine une autre perspective, se déploient en lui et contre lui des entrepreneurs du morcellement, du retour à la normalité confortable des rôles. Ces derniers exploitent les contradictions qui traversent le mouvement pour substituer au combat contre l’ennemi principal, celui contre l’ennemi le plus proche.
De loin : Un ami m’a dit qu’ « une collection d’activistes ne forme pas en soi un mouvement… » Mais toutes les contestations qui débordent des cadres suscitent des incertitudes et des flottements. Ce qui importe c’est de trouver les moyens d’empêcher le corporatisme idéologique de paralyser le mouvement. Pour cela, il faut bien le connaître. Ce ne sont plus seulement les boutiques d’extrême gauche ou écologiste qui cherchent à phagocyter les mouvements. Maintenant, c’est pléthore ; ça part dans tous les sens, non ? N’as-tu pas des exemples précis en tête ?
De trop près : Évidemment, comme le porte-parole de l’ACIPA qui, après des mois d’affrontements avec l’État, condamnait en avril dernier des « dérapages » dont les auteurs seraient une « minorité de manipulateurs ». Alors que pendant des mois le mouvement citoyen a participé à ces pratiques d’autodéfense : ravitaillement, rassemblements sur la ZAD ou à Nantes, situations où les flics étaient aux prises avec une foule bigarrée d’où pouvaient surgir simultanément cocktails molotov et discussions sans fin, attaques à la fusée de détresse et rondes improvisées. Mais encore, une frange des occupants qui, au nom du combat légitime contre l’industrialisation de l’agriculture, agit en enfant de la métropole élevé dans un univers de béton, assénant de pitoyables leçons de morale aux paysans au nom d’un fantasme naïf de la nature et du retour à la vie sauvage. Mais aussi une partie de ceux qui se revendiquent du féminisme et de la lutte légitime contre le patriarcat, mais la réduisent à une opération de police langagière, et imposent la construction de dispositifs de censure au sein même de nos outils d’expression autonomes (radio pirate, site Internet...).
De loin : L’accusation est grave. Pouvez-vous préciser ?
De près : Par exemple la réécriture du tract « Opposants aux vieilleries du futur » ! Ce n’est pas à toi que j’apprendrais que toutes les oppositions un peu consistantes ont nourri, parmi leurs membres, des candidats à la domination. Ils sont en général très actifs, prompts à juger, parfois sincères, et toujours irréprochables à leurs propres yeux. Mais on les reconnaît à leurs pratiques cherchant à exercer une hégémonie sur telle ou telle activité du mouvement. Sur la ZAD, c’est le secteur de la communication qui cristallise leurs stratégies de contrôle des discours portés vers l’extérieur du mouvement, et notamment le site zad.nadir. Les méthodes utilisées sont classiques : censure et sélection, mais sous des formes plus subtiles. Leurs arguments : anti-sexisme, anti-fascisme, anti-racisme, etc.
De trop près : Des arguments imparables !
De près : C’est vrai, à condition de ne pas devenir des outils de pouvoir, facteurs de nouvelles discriminations. Ainsi le groupe non-mixte a écrit et publié sur le site un texte mensonger et infamant : “À propos du mépris de classe sur la ZAD”.
De trop près : Ce texte témoigne encore et toujours de la même obsession de la catégorisation ! C’est une lecture binaire de la complexité des rapports sur la zone, simplifiés par une opposition manichéenne entre « arrachés » et « petits bourgeois ». Il assigne les paysans mais aussi les habitants avec qui on s’organise à la catégorie de « petits bourgeois », tout en portant atteinte à l’intimité de certains d’entre eux au prétexte d’une démonstration politique. Il idéalise comme sujet révolutionnaire la catégorie « arrachés » en lui attribuant le statut d’éternelle victime du « mépris de classe ».
De près : Comme si la violence était une oppression à sens unique et pas un rapport de force. Comme si lors d’agressions d’automobilistes sur la D281 sous prétexte qu’ils ont une voiture trop propre, il n’y avait pas aussi des clichés et des stéréotypes de classe à abattre. Comme si des individus qui entendent « éduquer les paysans » n’exerçaient pas aussi une violence contre ceux qui ont toujours été considérés comme des “ploucs” et des “ignorants” aussi bien par les citadins que par les techniciens de la chambre d’agriculture !
De loin : Ce n’est ni le premier ni le dernier texte médiocre publié sur le site !
De trop près : L’unique mérite de ce texte fut de susciter un débat, et donc des réponses...
De près : Là n’est pas le problème, ce qui est grave c’est que le site du mouvement a refusé de publier les réponses à ce texte. Elles n’ont circulé que sous une forme locale, en supplément à Zad News, feuille hebdomadaire uniquement destinée aux habitants de la ZAD. Taire ces pratiques serait également infamant, car c’est ainsi que les bureaucraties anonymes se constituent et se renforcent.
De loin : Par rapport à ce qui se joue dans cette confrontation qui dure avec l’État, n’est-ce pas mineur ? Comme absorbé par une puissance en mouvement ?
De trop près : Oui ! Du moins pour l’instant... L’insaisissable alchimie du mouvement n’est perceptible que sur les basses fréquences. C’est elle qui fait puissance. Les composantes, les pensées et les pratiques qui s’y confrontent produisent une force qui permet de vivre nos conflits internes sans perdre de vue celui qui nous oppose aux décideurs et à leur projet d’aménagement. En juin dernier, les forages furent un exemple de cette complémentarité de tout ce qui fait le mouvement. Information rendue publique grâce à l’ACIPA, fumier épandu sur les parcelles à forer, barricades pour empêcher le dernier forage, groupes offensifs prêts à les tenir, poignée de non-violents qui font le guet et papotent avec les flics au bout du chemin, et enfin sabotage systématique des piézomètres. Les travaux soudent l’opposition, de même que la répression, comme en témoignent les réactions à l’arrestation d’un camarade le 16 avril dernier. Tapage nocturne et feu de joie devant la gendarmerie de Châteaubriant, puis blocage du pont de Saint-Nazaire avec des tracteurs et une barricade lors de son procès le 21 mai. Tout cela ne peut exister sans la composition hétéroclite du mouvement.
De près : Grosso modo, tu nous dis que ces forces antagonistes se complètent plus qu’elles ne se contrarient ? Le sabotage peut cohabiter avec de “l’événementiel”, comme couverture peut-être ?
De loin : Voilà qui me fait penser à ce que j’ai lu dans la Revue des livres qui a publié le témoignage d’un participant actif au soulèvement de la place Taksim à Istanbul au printemps dernier ; je l’ai avec moi, je vous le lis : « La nuit du 31 mai, des dizaines de milliers de personnes, aussi bien des employés de bureau que des étudiants, militants ou pas, hommes d’affaires ou habitants des bidonvilles, se relaient dans les rues, essaient de se procurer des masques à gaz, aident les plus touchés, mais ne quittent pas les rues. (…) Des centaines de sociologues et d’ethnographes s’essaieront sans doute à saisir ce moment de basculement où chacun croise le regard des autres et se dit : "Ils me protégeront, je reste." »