des idées derrière la tête
Lyon, Quais du Polar, samedi 30 mars 2013. Thème de la discussion : « Le Futur, que nous réserve-t-il ? » C’est à l’issue de cette table ronde ou siégeaient les écrivains Rosa Montero, Marin Ledun et Norman Spinrad, que j’ai proposé cet entretien à Marin Ledun. Les propos de celui que certains considèrent comme une étoile du technopolar, par ailleurs essayiste, avaient attiré mon attention : Norman Spinrad, célèbre romancier de Science-Fiction, déclarait neutres les technologies tandis que Marin Ledun affirmait tout le contraire. Il ne me restait plus qu’à lire Dans le ventre des mères (éditions Ombres Noires, 2012), pour trouver l’angle d’attaque de cet entretien. Ce fut d’autant plus facile que la première ligne de ce roman a exigé aussitôt la suivante (les livres de Marin Ledun sont-ils des drogues dures ?).
Marin Ledun : D’abord, si je peux me permettre et même si le qualificatif d’ « étoile du technopolar » est flatteur, j’aimerais préciser que je me sens davantage auteur de romans noirs, quelle que soit la forme narrative à laquelle j’ai recours dans chacun de mes romans (roman policier, roman d’anticipation, roman noir, suspense, etc.).
Rodolphe Christin : Marin Ledun, quelle histoire personnelle a inspiré l’écriture de Dans le ventre des mères ?
ML : Aucune histoire personnelle, mais une intuition formulée par Gilles Deleuze en 1990 dans Pourparlers, dans un court texte intitulé « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », dans lequel il écrit : « Le service de vente est devenu le centre ou l’ « âme » de l’entreprise. On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde. Le marketing est maintenant l’instrument du contrôle social, et forme la race impudente de nos maîtres. » D’une certaine manière, voilà le programme que je me suis fixé dans la plupart de mes pièces radiophoniques et de mes romans, depuis Marketing Viral qui est la première partie de Dans le ventre des mères, en passant par La guerre des vanités ou Les visages écrasés : comprendre où se nichent et quelles formes prennent les mécanismes du contrôle social dans nos sociétés contemporaines, et en quoi cela participe d’une marchandisation de la vie. C’est donc moins les aspects purement scientifiques et techniques des bio et nanotechnologies – auxquels je ne comprends pour ainsi dire pas grand-chose – qui m’intéressent dans ce roman, Dans le ventre des mères, que de disséquer la forme marketing comme outil de contrôle social dans le cas spécifique de la recherche en bio et nanotechnologie.
RC : Le contexte dans lequel se déroule votre intrigue est celui d’un capitalisme biotechnologique particulièrement sombre. Etes-vous pessimiste sur l’avenir de nos sociétés ?
ML : Le contexte de mon roman est celui, très réaliste, des choix technologiques et économiques qui sont faits à l’heure actuelle et depuis des décennies, et qui mènent à la destruction de l’équilibre écologique à l’échelle planétaire, à la marchandisation de toutes formes de vie, à la misère et à la faillite annoncée d’un système basé sur l’argent et la compétition de tous contre tous. C’est une des thèses développées par l’Ecole de Francfort, la science et la technique sont traversées par des logiques économiques, sociales et marketing. Je ne vois aucune raison d’être pessimiste quant à la capacité de l’homme à dépasser un jour les contradictions du système économique et scientifique barbare dans lequel nous vivons, il l’a d’ailleurs prouvé par le passé, par contre, je le suis effectivement sur l’avenir de nos sociétés capitalistes. Nous fonçons dans le mur, c’est une évidence. La question est plutôt : attendrons-nous d’être dans le mur pour réagir ou trouverons-nous les moyens, ensemble, d’inverser la tendance ?
RC : Les personnages principaux de votre roman sont tous affectivement chargés ; ils en deviennent explosifs pour ainsi dire. Vous abordez les difficultés de l’enfantement, la perversité des relations humaines, le fait de se savoir destiné à la mort, le courage de rompre avec le système… A votre avis, un individu peut-il changer le monde ou est-il condamné à finir écrasé sous son poids ?
ML : Un individu ne peut pas grand-chose s’il ne participe pas à créer avec d’autres des solidarités, des collectifs, des réflexions sur le monde et sur sa (leur/notre) place dans ce monde. L’héroïne féminine du roman, Laure Dahan, ne peut arriver à ses fins que parce qu’elle s’associe avec Vincent Augey, le héros masculin, et d’autres personnages. De cette ou ces association(s), naissent des tentatives de percer le mystère qui entoure la fille de Laure, de comprendre ce qui se joue, d’analyser sa place dans l’univers techno-scientifique de Peter Dahan, d’en tirer des conclusions et de s’adapter. Pas seule, mais ensemble.
RC : En tant qu’auteur de romans et d’essais, quelles intentions poursuivez-vous ?
ML : Essayer de comprendre, avec les outils qui sont les miens. Raconter des histoires. Des histoires d’hommes et de femmes « debout » qui se débattent et résistent envers et contre tout sans forcément trouver la sortie. Mettre mon petit monde mental en récits et le partager avec le plus grand nombre.
RC : Comment se tissent les liens, s’il y en a, entre votre formation en sciences humaines et votre imaginaire de romancier ?
ML : Il y a des liens automatiques dont il faut se débarrasser – ce qui peut être long et fastidieux – comme certaines techniques d’écriture propres au « genre » scientifique mais inutilisables dans le roman. Mais de manière générale, roman noir et essai critique s’accordent parfaitement. Polars, romans noirs et essais critiques parlent de la même chose : des humains qui se débattent, vivent, aiment, crient, se taisent, détruisent ou cherchent du sens dans un monde en profonde mutation. La différence majeure, c’est que la fiction est un langage universel. Davantage audible, elle permet tous les excès. Relisez par exemple Madame Bovary de Flaubert et Au bonheur des dames de Zola : leurs descriptions minutieuses de la naissance de la consommation marchande sont éblouissantes et valent bien des essais sociologiques. L’essai co-écrit avec Bernard Floris, La vie marchandise, constitue une forme de prolongement extra-littéraire du roman de George Pérec, Les Choses. Son sujet est la transformation de la totalité des objets, des services, des relations et des personnes elles-mêmes en marchandises. Le capitalisme a inventé une fonction à cette fin : le marketing, dont l’objet est de fabriquer à la fois les produits à consommer, les travailleurs pour les produire et les consommateurs pour les acheter. De sorte que chacun d’entre nous s’oppose à lui-même comme travailleur et comme client. Dans son magnifique roman GB84, l’écrivain David Peace appelle cela un totalitarisme « en haut-de-forme », un « big-sisterisme orwellien ».
RC : En dépit de son destin tragique, je ne peux m’empêcher de voir un peu de vous dans le personnage du sociologue Nathan Seux, est-ce que je me trompe ?
ML : Vous vous trompez, assurément.
RC : Dans votre roman Dans le ventre des mères, il est question du transhumanisme et de son rêve d’« humain augmenté » par les technologies, selon vous ce projet a-t-il un avenir ?
ML : Je ne suis pas devin ou futurologue. L’immortalité est un rêve vieux comme le monde qui m’effraie. Ce courant de pensée très influent outre-Atlantique réduit l’être humain à une somme de constantes biologiques imparfaites que le progrès technologique pourrait améliorer et qui auraient un prix économique sur un marché – ce qui, en plus d’être stupide, est dangereux. Cela rappelle les heures les plus sombres de l’histoire du XXème siècle où les totalitarismes prônaient l’avènement d’un homme nouveau, l’eugénisme et l’extermination des faibles. Certains rêvent de l’avènement d’une société transhumaniste. D’autres prétendent qu’elle est déjà en germe. Ces recherches coûtent des fortunes et ne peuvent exister que dans des sociétés très riches et en pleine expansion économique, alors qui sait ?
RC : Pouvez-vous me donner trois mots-clés de votre prochain livre ?
ML : Il y en aura cinq : disparition, enlèvement, torture, Pays Basque, Klaus.