des idées derrière la tête
Et si nous disions que oui, cet instinct qui est nôtre, nous l’avons acquis à la Marge !
À la Marge alors que le Consensus prétend étendre son empire jusque dans les têtes – comme toujours dans l’Histoire mais avec de nouveaux moyens. Or nous prétendons que le rapport enfants-adultes n’est pas celui que l’on croit. Nous sommes dangereux pour le Consensus par voie de conséquence. Car nous voulons être insoumis, peaux-rouges, francs-tireurs, partisans, rebelles… Et de la théorie, en ces domaines-là, il y en a, et nous allons en faire usage.
Précisons d’abord : le Forum n’est en rien lieu d’endoctrinement. Ce que ne comprennent pas les rebelles à label, léninistes de la pédagogie, idéologues de l’enfance, qui ne peuvent envisager qu’on ne réunisse des enfants que dans le but de ne « rien » leur dire, mais de les écouter dire, et que leur liberté va naître de ce rien, parce que ce rien est la condition pour que la liberté de chacun soit enfin la prolongation de celle de tous les autres.
Les autres ne sont pour moi qu’autant que je suis pour eux. Ou comme disait Camus : « Je me révolte, donc nous sommes. » Autre phrase fondamentale de ce retracé de cette tentative-là. « Nous sommes », nous tous ou aucun. Et l’espace d’une heure, chaque vendredi, dans ce Forum ces élèves et nous, nous sommes chacun en révolte parce que nous sommes dans un univers qui ne nous en donne pas souvent – jamais ? – l’occasion.
Que l’Institution ait ou non à bien se tenir n’est que le cadet de nos soucis. Nous sommes bien au-delà de ces contingences. Nous ne cherchons pas à la détruire, ni à œuvrer à sa conservation. Car, à ce moment-là, nous sommes au-delà. Nous sommes le monde, à ce moment-là. Et c’est parce que nous avons choisi de l’être, à ce moment-là, en révolte chacun contre ce que le Consensus attendrait de nous, que tout cela fonctionne. Et que la liberté devient magistrale parce que rien d’autre n’en est le but que ce « NOUS SOMMES ».
Dans la revue Autrement consacrée en 1976 au travail de Fernand Deligny dans les Cévennes, Félix Guattari écrit : « Ce n’est pas que je crois à la spontanéité… tels qu’ils sont scolarisés, les enfants n’ont rien d’extraordinaire à dire : ils sont écrasés… l’innovation n’est pas anarchiste. » Les enfants n’ont RIEN d’extraordinaire à dire ! Phrase inouïe, parce qu’elle provient d’un « penseur » de la modernité parmi les plus avancés. Et qui plus est : « tels qu’ils sont scolarisés », comme si les Guattari et consorts n’avaient pas eux aussi été scolarisés dans des Institutions, et vraisemblablement tout aussi répressives que l’École d’aujourd’hui. Or c’est un fait que l’École produit de la contestation et pas uniquement de l’adaptation ! Beaucoup de Consensus et un peu de Marge.
Le pari qui est nôtre – et s’il n’est pas « leur », c’est parce que la différence entre les trois adultes qui le portent est que nous avons une expérience qu’ils n’ont forcément pas, celle de l’Institution – est : ces enfants-là, comme tous les enfants, ont à dire à qui sait les écouter. Et ce n’est pas RIEN qu’ils disent. Ils agissent, dans leur Institution, avec les deux adultes qui assistent, participent mais ne décident de rien, pas même du thème dont ils parlent avec eux. Et c’est parce que nous ne disons rien ou pas plus qu’eux que nous nous situons dans la révolte dont parle Camus : nous n’avons pour seule ambition que de former un « nous sommes ». Ambition démesurée ! Bien sûr, cette révolte n’est pas politique au sens traditionnel du terme – mais que veut-il dire ce sens traditionnel qui nomme Révolution un ignoble coupage de têtes généralisé et l’accession de l’hypocrisie au sommet du pouvoir, non seulement en France mais comme référence pour toute l’humanité ? Politique, ne l’est-elle pas, et révolutionnaire qui plus est, en bouleversant (révolution !) le rapport apprenant-enseigné ? Non pas que les adultes se transforment en élèves des élèves dans un rapport hégélien qui n’est que fumée sur le réel – fumisterie intellectuelle. Le véritable renversement est plutôt que, dans ce Forum, tout le monde apprend de chacun, tous enseignent à tous. Ce qui forme ce « nous sommes ».
Et si les deux adultes donnent des informations ou précisent des faits historiques, des définitions du dictionnaire, des statistiques dont ils ont eu vent, c’est sur le même plan que les enfants disent ce qu’ils savent eux. Et nous n’en parlons pas de cette constitution d’un NOUS en révolte, car cela reviendrait à plaquer un discours et entraînerait à nous conformer – ou non – à cette idée. Nous faisons tout autre chose : nous agissons ce renversement d’un rapport hiérarchique, non pas en inversant la hiérarchie mais en l’abolissant.
Nous n’innovons rien. Nous ne faisons que retrouver – et pas réinventer – un rapport vieux comme le monde. L’anarchie, au sens de l’absence de pouvoir, de société sans État, est précisément ce que nous vivons là. Mais bien sûr, nous ne pouvons le dire et ne voulons surtout pas le dire, ce serait abolition du moment MAGIQUE qu’est la négation de la hiérarchie, l’oubli de toute hiérarchie. L’abolition de la hiérarchie est tellement plus intense que son renversement sur les modes léniniste (« Le prolétariat balayera la dictature de la bourgeoisie et lui imposera sa propre dictature ») ou christique (« Les premiers seront les derniers et les derniers les premiers »). Nous n’avons pas même besoin de lire La Boétie : nous agissons l’abolition de la servitude volontaire. Une absence de hiérarchie ne se décrète pas ; ça se vit. Ça ne se dit pas non plus entre nous – il n’en est nul besoin. Nous n’innovons rien. Nous ne faisons que nous débarrasser des épaisseurs accumulées de préjugés, surmoi, façons de faire, idéologies du paraître, et sommes comme ces Sauvages – dans le sens positif que donnaient à ce mot les ethnologues des années 1960-1980 – qui vivent un « nous sommes ». Nous formons, de façon temporaire, un « nous sommes » d’avant le Malencontre. Hors la Mauvaise Rencontre des humains avec le Pouvoir.
Nous n’oublions pas que les humains ont toujours – pour une fois, on peut (hélas !) le dire – cherché à se distinguer des autres. Ils ont inscrit cette distinction dans leurs langues : Bantous, Inuit, Francs, Roms, « Hommes du Milieu » (Chinois), tous ces termes ne désignent comme humains que ceux qui font partie du groupe des locuteurs de la langue. À l’exclusion, donc, de ceux qui ne savent que « pépier comme les oiseaux », comme le dit Eschyle. Les Autres sont des Barbares ; le mot « barbare » lui-même fustige le bégaiement (de même que Tartare ou Hottentot, tous termes péjoratifs à l’encontre des Autres). Nous, « nous (sommes) les (seuls) hommes », disent les Hommes. Au Forum, nous en sommes bien plus loin : notre « nous sommes » n’est absolument pas exclusif. En ce sens, il met en actes, de façon limitée dans le temps, la liberté comme en parle Bakounine.
La différence fondamentale avec les Sauvages : ils vivaient dans un état de nature ; nous survivons dans un État immature, qui n’est pas près de dépérir, donc, et qui résiste de toutes Ses forces, S’arc-boute, écrase, opprime, pour qu’Il survive Lui, même au prix de ceux qui Le constituent, ce Léviathan moderne. Le quartier où se situe ce collège en est la marque, bouc-émissaire des temps modernes. Conséquence : nous ne vivons ce « nous sommes » qu’une seule heure par semaine. Pari : qu’un beau jour – lorsque nous ne formerons plus ce « nous sommes » parce que nous aurons grandi et serons partis –, cette heure où l’agir l’emporte sur le paraître et le dire soit théorisée et remise en pratique par chacun, avec leurs propres enfants, avec les enfants d’autres, en prolongation de la façon dont nous, adultes, l’agissons en ce Forum.
Les enfants n’ont rien d’extraordinaire à dire ? Ils ont une vie à vivre, et ce n’est pas rien. En parler est la chose du monde la plus complexe – et la plus inutile, car personne ne sait parler de ce qu’il vit au plus profond de lui si ce qu’il vit est ce « nous sommes » dont Camus résume en une formule magnifique le sens de révolte. Pour en arriver là, Camus dénonce le plus énorme mensonge politique jamais accompli, la Révolution française, à travers la figure de Saint-Just, dont il analyse la pensée et l’action politiques dans L’Homme révolté. Mais Camus non plus ne peut rien dire de ce « nous sommes » qu’il ne sait que caractériser : nous ne « sommes » que dans la révolte ensemble, pas dans le langage, pas dans le dire ni dans l’écrire. Le Forum n’est pas révolte qu’aux yeux éblouis par le spectacle du Pouvoir. Pour qui regarde par-delà bien et mal, par-delà conventions et apparences, il est pur acte de révolte. Sans mort ni aucune violence.
Est-il extensible ? Généralisable ? Donc politique en dernière instance ? Question à laquelle nous refusons de répondre davantage parce que nous ne voulons qu’une seule réponse : agir ce Forum, et en ce sens, la réponse est oui, il est politique. Ou alors nous ne ferions qu’en disserter sans conséquence – sans agir à la clé. La spontanéité dont parle encore Guattari ? Au moins dire ceci : ce n’est pas parce qu’on est écrasés que la spontanéité est tuée. N’est-ce pas la conscience d’un écrasement qui fait bouger les lignes ? Le véritable enjeu n’est-il pas dans le processus de cette conscience de cet écrasement-là, qui, politique, lui, l’est sans aucun doute, mais écrasement politique si bien huilé qu’il fait oublier qu’il est avant tout politique – donc expression du Pouvoir ? Anarchiste, dit encore Guattari. Mais si : si innovation il y avait – mais il n’y a pas, seulement fouille archéologique jusqu’au monde des Sauvages, qui est peut-être bien davantage politique que le politique auquel pouvait penser Guattari ! –, elle serait et ne pourrait être qu’anarchiste car en agir contre le Pouvoir – qui n’en peut plus de digérer les innovations, de les réduire à n’être que paroles creuses, à les coincer dans ces livres de sciences humaines qui ne disent que pour ne pas faire, que pour distiller à l’envi des polémiques insensées qui broient l’individu et nient tout agir potentiel. Marge hors du Consensus, qui vit sans même plus se préoccuper de lui.
Nous ne nous pensons pas dans l’exclusion, bien au contraire. Nous ne sommes ni Bantous, ni Roms, ni Francs, ni Hommes du Milieu contre les Autres, par notre différenciation des Autres. Nous sommes en expansion, comme un univers qui voudrait embrasser absolument toutes les étoiles. Les enfants sont ces étoiles qui pâlissent parfois sous les coups de règles, des règles édictées et établies, trop nombreuses disent-ils. Nous n’en avons aucune au Forum, ou alors juste : communiquer – ce qui implique de l’écoute et de la parole, d’abolir toute hiérarchie, sans but.
Ce « nous sommes » se constitue sur une base que l’on pourrait dire Vide au sens des taoïstes (« Le vrai classique du Vide parfait ») ou Rien au sens de Stirner, quand il proclame, à la fin de L’Unique : « Je n’ai fondé ma cause sur Rien. » Car ce Rien-là, ce Vide-là, ne l’est, rien et vide, que pour le système en dehors duquel il se place. Pour nous, ce que le système désigne par rien est tout simplement tout : la Vie en commun. Dans son sens le plus plein, et non limité à l’existence physiologique.
Ce n’est pas nous qui avons fait de la Vie quelque entité ou penser subversive. Notre vie est penser – et surtout pas pensée – et agir, et c’est ainsi que « Nous devenons ce que nous sommes », autre façon de caractériser ce « nous sommes » de ce Forum. Et ce n’est pas là non plus un hasard si nous empruntons à Nietzsche cette maxime : nous ne sommes pas rien, nous devenons. Un point c’est tout. Tandis qu’en face, ON voudrait que nous ne soyons que pour le Système, que nous le servions volontairement. Cela ne nous intéresse pas. Même si nous en touchions quelques récompenses, quelques avantages – qui ne sont même plus (bien mal) acquis.
L’essentiel peut se dire ainsi : Nous partons de Rien, ce qui signifie que nous n’avons aucun programme et n’en élaborons aucun. Comment se fait-il alors que nous en arrivions sans effort à un « nous sommes » qui ne s’établit pas contre les Autres ? Tout simplement parce que le Pouvoir est une immense tromperie, et que si nous luttons, ce n’est que pour une seule chose : contre l’apparition du Pouvoir. Nous devons lutter à chaque instant. Il n’est pas facile de nous désintoxiquer. Le bâton de parole, le silence quand l’un de nous parle, sont notre mode de lutter contre l’apparition du pouvoir, le pouvoir du langage étant la première et la plus redoutable de toutes les formes du Pouvoir.
« L’histoire des peuples sans histoire, c’est l’histoire de leur lutte contre l’État », disait Pierre Clastres en conclusion de La Société contre l’État. Il semble que nous puissions vérifier son assertion, dans cette tension contre l’apparition du Pouvoir parmi nous, qui nous constitue en un « nous sommes » temporaire.