des idées derrière la tête
« Je me révolte, donc nous sommes. » Abolition de la hiérarchie, surtout pas son renversement. Nous pensons ici à Janusz Korczak et sa république d’enfants orphelins, à Varsovie. En 1942, lorsque les SS vinrent chercher les enfants de cette république-là, pour les déporter et les exterminer à Treblinka, Korczak partit avec eux, alors que les SS le laissaient libre, lui, l’adulte. Ils n’avaient rien compris : ce n’étaient pas des enfants qu’ils emmenaient à la mort, mais les parcelles d’un « nous sommes », dont Korczak était. Comment dissoudre un « nous sommes » ? Les bourreaux de Treblinka crurent y parvenir en l’engloutissant dans le silence absolu. Parce que ce « nous sommes » est resté uni jusqu’au terme, rien n’a été englouti.
Il s’agit ici de « faire trace », de susciter de la réflexion, de la contradiction, de l’agir nouveau, ailleurs. Et comme tout ceci s’écrit « de mémoire » en mars 2013, presque quatre ans après le début de cette tentative, il y est davantage question de retracer de mémoire que de décrire par le menu, comme on l’attendrait d’une thèse. Retracer ce qui est le fond d’une tentative sans doute unique en France : instituer, dans l’Institution, un lieu qui, éventuellement, remette tout en question, y compris l’Institution. Contradiction ? Certes oui et certes non, car si le système ne nous satisfait pas, c’est bien aussi dans le système lui-même que nous nous exprimons et, surtout, que nous agissons.
En 2009 est né notre « Forum », dans un collège d’une « zone d’éducation prioritaire ». L’idée s’exprime en une phrase : permettre à des élèves de parler de tout ce qu’ils veulent eux, avec deux adultes initiateurs du Forum (la professeure-documentaliste et un intervenant extérieur à l’Éducation nationale), sans aucun tabou, absolument aucun. Le Forum n’a jamais été un défouloir insensé et pas non plus un lieu de thérapie, de groupe ou individuelle. Nous ne savions pas les thèmes que choisiraient les élèves, mais nous avions notre idée : racisme, violence, sexisme, parce qu’il nous semblait que tel était leur lot quotidien – impression d’abord juste puis se modifiant au fur et à mesure que le temps coulait et qu’émergeaient d’autres particularités de ce collège, bien plus positives. Ceux-là, ces sujets violents et exprimant du ressenti négatif, furent les premiers traités, au début de chaque année scolaire 2009, 2010 et 2011 – mais pas 2012. « Traités », pas seulement abordés : décortiqués, parfois pour constater une relative impuissance à modifier les choses sur le fond et à grande échelle ; mais alors, nous avons souvent construit ensemble la conviction que cette impuissance n’était pas une fatalité, et qu’il allait falloir bouger pour modifier notre environnement, le réel, agir de façon que nous puissions vivre. « Maintenir le système à distance » résumerait ce qui s’est produit là. Mais ces mots-là ne sont pas ceux des élèves.
Une sorte de « succès » se dessine. Partis de cinq à huit élèves la première année, nous en sommes à plus de vingt-cinq par séance depuis le début de 2013, avec toujours un noyau d’élèves qui en entraînent d’autres. Une nette majorité de filles, mais des garçons qui s’expriment et grandissent eux aussi dans leur mode de s’emparer de leur vie. Et l’Institution s’intéresse à nous, les médias aussi. Dont acte. Entre-temps, notre façon de débattre a évolué. Nous nous asseyons toujours en rond, de façon à tous nous voir, mais depuis 2011, nous nous sommes installés derrière des tables parce que la salle a changé et que désormais les tables y sont d’emblée disposées. Nous utilisons un très joli « bâton de parole », fait d’un rondin de bois d’un métier à tisser du Guatemala au bout duquel est enroulée une ceinture du même pays ; un élève préside et fait tourner le bâton. Chaque élève ou chaque adulte a la possibilité de demander un tour de table. Chacun peut, lorsqu’un autre parle, exprimer son avis par geste – pour éviter les bavardages qui cassent l’attention par rapport à celui qui parle. Pouce vers le haut ou mains levées qui s’agitent – comme au Québec – pour exprimer son accord, pouce vers le bas pour le désaccord, main à plat qui flageole pour le couci-couça. Et les thèmes traités se sont élargis, jusqu’à, par exemple, la réputation du collège. Les notes qui suivent correspondent à une envie de faire trace écrite – parce que la trace réelle est déjà là, chez celles et ceux qui ont participé à ce Forum, les élèves mais aussi les deux adultes et la principale adjointe qui y a assisté à plusieurs reprises.
Pourquoi retracer cette « tentative » au sens d’expérience tout à fait inachevée – et tout à fait inachevable – (presque) quatre années après son départ ? Parce qu’elle intrigue, fait écho, jusque dans l’Institution : deux inspectrices générales de l’Éducation nationale sont venues assister au Forum il y a quelques semaines. Ce 11 janvier, les voici, ces deux inspectrices, très étonnées par une élève qui, à propos de sexisme, demande un tour de table pour les vingt-quatre élèves présents, avec cette question : « Je voudrais savoir qui d’entre vous, les filles, a déjà été traitée de salope, et vous, les garçons, si vous avez déjà traité une fille de salope et pourquoi ? » Et moi d’ajouter que, pour faire égalité filles-garçons, les filles devront dire si elles ont traité les garçons de pédés et les garçons s’ils ont été traités ainsi. Résultat sans surprise : cent pour cent de oui, dans tous les sens. Cependant, une inspectrice de dire, après le Forum et hors oreilles juvéniles, que les deux mots de salope et pédé ne sont pas sur le même plan… N’avait-elle pas compris que nous n’étions pas en khâgne ? Et que même plan il y avait bel et bien parce que ces deux mots-là ne servent qu’à une chose : faire mal ; en ce sens, égaux ou miroirs ou équivalents, ils le sont bien et bel et mal. Décalage, donc, entre ce que l’Institution attend d’un collège et ce qui s’y passe parfois ? Ou plus banalement, incompréhension humaine, bien humaine ? L’essentiel étant que tout cela puisse continuer, avec ou sans « reconnaissance » officielle…
Un Forum institué – de fait, de par la durée – dans une Institution, et pourtant tout en dehors d’elle parce que ne fonctionnant surtout pas selon les règles que l’Institution voudrait instituer. Celle-ci se donnerait même pour tâche, selon quelques analystes grincheux, d’instituer, un point c’est tout. Formatage et calibrage et laminage. Comme si l’École avec une majuscule n’était qu’une sorte de goulag mental, prison de la pensée, Himalaya de la répression. Analyse bien trop négative, qui nie la capacité de rébellion des sujets qui n’y sont pas qu’assujettis, à l’Institution. La réalité est bien différente du goulag, et c’en devient triste que tant d’analystes perdent leur temps à l’analyser sans la vivre, sans l’agir, sans la triturer, cette réalité qui leur échappe. Dans cette Institution-ci, il y a des êtres, que l’on dit humains, et les élèves le sont bel et bien – et il est terrible de les oublier : c’est les nier. Or, ce sont dans ces interstices qu’ils occupent que le Forum s’est glissé. De cinq à huit élèves en 2009, il a grossi jusqu’à déjà presque trente, écartant l’interstice, le fouraillant pour y faire sa place, y prendre ses aises, (s’)y faire voir et entendre. Et s’il est d’usage d’en tresser quelques lauriers à celles et ceux qui l’ont permis, ici, ces lauriers sont bien dus, et pas seulement parce que l’usage l’imposerait – puisque l’on se moque bien de l’usage partout dans le retracé de cette tentative. Oui, ce Forum n’aurait pu tressaillir et s’épancher sans que la professeure-documentaliste y participât et sans que la principale adjointe lui en ouvrît la voie, dans le plus profond respect et accompagnement de la tentative. Comme quoi : l’on peut « représenter » l’Institution sans avoir l’intention de faire perdurer ce qui broie, et il n’y a là aucune contradiction. Tout dépend du sens que l’on accorde à « représenter », qu’on l’étende ou le restreigne.
On nous demande (deux journalistes, le rédacteur en chef du principal quotidien régional et un photographe) ce que nous visons par ce Forum. RIEN. Mais nous ne pouvons répondre « rien » car nous ne vivons plus dans une époque où l’on accorde quelque valeur au rien – ce qui pourrait être lu comme le refus d’un trop-plein, celui que nous procure le Système, qui ne sait que remplir la coupe au-delà du bord, mais la coupe est de vacuité. Dire « rien » aurait été senti comme une provocation. Il fallut donc bien répondre : leur donner à débattre à ces élèves qui, bien qu’englués dans l’Institution, s’y débattent avec brio ; les AIDER. Les aider, ces jeunes, à quoi au fond ? À remettre en question l’Institution ? Pas même, car ce programme-là serait bien trop simpliste et inefficace. Les aider à comprendre ce que veut dire ce mot à peine plus long que rien : LIBERTÉ. Et pas « libérer la parole » ou « libérer les instincts » ou les pulsions ou l’inconscient. Liberté comme la raconte Bakounine : « La liberté des autres prolonge la mienne », cette si belle parole sur la liberté – pas une définition puisqu’au contraire c’est une prolongation, et non un enfermement. Nous, avec la professeure-documentaliste, nous n’attendons rien, et c’est pour cela que nous obtenons tout ce que peut rêver d’obtenir un pédagogue – mot que nous revendiquons : nous ne « guidons » certes pas les enfants, nous marchons à côté d’eux. Un pédagogue qui marche à côté est à sa plus belle place lorsqu’il est juste à côté, juste au côté, pas plus haut, ni plus bas. Lorsque, dans la mêlée du langage – puisque d’un Forum il s’agit –, il n’est que l’égal, et que la liberté des autres – les jeunes – prolonge la sienne. Lorsque toute liberté de toute personne de ce sacré Forum est une prolongation de la liberté de tous ces autres-là, ici, comme si à des moments qui sont de puissance infinie, il se passait une alchimie que nous n’expliquerons pas parce que nous ne savons pas l’expliquer, ne voulons pas l’expliquer mais la VIVRE. Donc alchimie, oui, puisque le mot désigne ce qui ne se comprend pas tant que cela : alchimie d’êtres humains dans laquelle la phrase de Bakounine prend toute son infinité.
Nous avons créé ce Forum à l’instinct. Nous n’avons fait depuis que vérifier que cet instinct ouvrait à de la liberté, sans savoir pourquoi – du moins sans savoir ni vouloir en tirer des méthodes et des conclusions. Voilà pourquoi ceci n’est qu’un retracé de quelques années d’échanges et de liberté glanée ensemble et partagée à tous. Instinct parce que le départ se dit ainsi :
Les enfants sont exubérance de la vie, infinité de possibles, que, tout au long de leur enfance, les Institutions – la Famille, l’École, l’État, l’Usine, l’Entreprise, les Médias… – voudraient s’acharner à moduler, orienter, contrôler, limiter, diriger, détruire parfois – l’Asile, la Prison –, afin qu’adultes ils deviennent.
Thèse très simple mais ô combien repoussée par les temps qui courent. Car les temps sont à la mécréance passive : tout est tellement difficile que la seule facilité qu’il nous reste est de proclamer d’emblée l’impossibilité de notre victoire et de nous consacrer tout entier à la construction (de la justification) de notre défaite. C’est oublier que dans la Famille se construisent des relations particulières, qu’à l’École peut s’opérer l’apprentissage de la liberté, voire à l’Usine celui de la solidarité profonde. Tout est question de lutte et de liberté à conquérir avec les autres. Et c’est cela que l’exubérance de la vie nous invite à maintenir ouvert.