des idées derrière la tête
Qu’entendre sous ce mot magique et inquiétant, souvent fascinant, d’où s’envolent nombre de mirages : l’aventure ? Et qui sont ceux qui la tentent jusqu’à faire d’elle un genre de vie ? Blaise Cendrars trace le portrait d’un aventurier dès les premières pages de Bourlinguer, ce livre qu’on dirait écrit de port en port par un navigateur terrestre gonflé de l’énergie tumultueuse des escales.
Dix-septième siècle, Venise : un jeune garçon commence douloureusement sa carrière de passager clandestin : vingt coups de garcette, ce lien dont les marins se servent pour attacher les voiles, suivis d’un plongeon par-dessus bord — nous sommes le 11 novembre 1653 sur un bateau à destination de Smyrne.
Mais déjà la chance sourit à l’adolescent, pour compenser le risque : un homme de haut rang, un Anglais embarqué à bord, lui sauve la mise en le réclamant comme son valet de chambre. Le risque-tout a quatorze ans, il ne le sait pas encore mais il est promis à un avenir fait de rebondissements et d’intrigues, d’accointances et de dissidences, d’appartenances et de ruptures, d’amitiés et de trahisons, d’enfermements et d’évasions... Tantôt artilleur tantôt médecin ; tantôt interprète et négociateur tantôt chirurgien et déserteur ; tantôt d’un bord tantôt d’un autre au gré des caprices d’une destinée hasardeuse, d’une moralité un brin douteuse et d’une mentalité curieuse de tout ce qui existe quelle que soit sa nature. Tantôt riche tantôt ruiné, tantôt reniflant la sale odeur de la mort tantôt reparti pour le cœur vibrant de la vie, tantôt décoré des plus grands honneurs tantôt déshonoré et banni ; voici résumé brièvement comment ce Vénitien trace sa vie turbulente pleine d’ombres et de lumières, avec l’Orient et, plus précisément, l’Inde comme cadre privilégié d’existence. Et puis, un jour, le médecin-aventurier devient conteur oriental, cesse ses péripéties et se met à écrire ses mémoires, convaincu que tout ce qu’il a vécu mérite au moins d’être conté. C’est alors, nous dit Cendrars, la Storia do Mogor qui sous sa plume commence à prendre forme et consistance. Le livre une fois écrit part vers l’Europe et, sous le titre d’Histoire générale de l’empire du Mogol, connaît le succès à Paris et en Europe. Mais, là encore, le destin s’acharne car ces éditions se voient accaparées par qui ne fut d’abord qu’un simple préfacier, le père Catrou, jésuite voleur de livre qui finira par se faire passer pour l’auteur après de nombreux remaniements du texte original, au final défiguré. Il faudra attendre 1907 pour que justice soit faite : le livre est republié chez un éditeur anglais, cette fois dans une version acceptable et honnête.
Ah ! On le voit bien, difficile et dense que la vie d’aventurier !
On en retient les splendeurs, l’appel de mondes miroitant sous le soleil mais il y a derrière, non loin, un formidable coefficient d’incertitude qui fait l’envers du décor. Il y a la solitude et l’isolement d’un individu au destin souvent indocile, déraciné et souffrant d’une liberté apparente qui, sans doute, a exigé de nombreux sacrifices, lesquels marbrent les cœurs d’indélébiles cicatrices. Liberté qui fut, en vérité, l’apparence trompeuse des coups portés par le sort sur l’existence d’un individu, certes au caractère bien trempé, mais surtout malmené par les épreuves.
Qu’on lise aussi Vagabonds et Auguste le marin de l’écrivain norvégien Knut Hamsun. On y voit se dessiner cette figure de l’aventurier entreprenant et entrepreneur, homme dévergondé poussant au dévergondage, expression individuelle du monde entier comme expérience. Extraordinaire aux yeux du reste de la société, ce type-là, non, n’est pas comme les autres, les cultivateurs d’un même quotidien, les enracinés d’un même pays, du début jusqu’à la fin. Homme de tous les voyages, de toutes les expériences, il a tout vu, tout vécu, il sait beaucoup, et puis, affranchi du contrôle social par ses éloignements, il peut mentir, enjoliver ses histoires à loisir, car ceux auxquels il les confie ne savent rien de ce dont il parle. La force des récits d’aventure et autres histoires de voyage vient de l’ailleurs qu’ils contiennent en pointillé, ces horizons lointains qu’ils transmettent ici par la parole ou par la plume. Ils sont à la fois la confirmation et l’annulation d’une distance. Lorsque le bourlingueur raconte il se souvient — rapport à son passé — et lorsqu’il raconte il existe — c’est là son rapport au présent — comme perceur de mystères, comme passeur d’univers. C’est qu’en plus d’être allé partout (ou presque), il en est aujourd’hui revenu (au risque d’être revenu de tout) pour transmettre un peu de la poussière des mondes à ceux qui sont restés. On ramène du sable du désert comme on ramène des histoires, signes porteurs d’au-delà et certificats de passage. Mais les preuves peuvent être inventées, les papiers truqués, les aventures falsifiées — on connaît la mythomanie de certains coureurs d’horizons et autres grandes gueules du baroud. Eh bien Auguste, le marin mis en scène par Hamsun, n’échappe pas à l’excès de mensonges !
Son cas est emblématique d’une situation sociale. Il revient du monde entier bourré à craquer d’idées nouvelles, d’idées à réaliser quitte à bouleverser les habitudes de ses concitoyens. Il est toujours prêt à leur botter les fesses de son énergie audacieuse obsédée par ses fins, peu soucieuse des moyens car, pour lui, tous les moyens sont bons y compris les réprouvés, à l’occasion. Après tout, qui a voyagé constate combien les usages sont variés et qu’une même chose peut être accomplie de diverses manières selon les latitudes. Ainsi les codes sont relatifs, rien d’absolu dans les convenances. Donc tout est possible a priori : les choses sont comme ceci, certes, mais elles pourraient être autrement. Les limites vacillent, les désirs et les actes se libèrent dans un monde agrandi pour le meilleur et pour le pire.
Riche d’expériences glanées au fil de son errance, Auguste fustige à ce titre une société norvégienne conformiste et villageoise et l’entraîne vers le changement. Ce changement, il en est l’acteur autant que la victime, car dans sa vie il y a toujours un coup du sort, une entourloupe, un mauvais coup, un mauvais sort. Ses préoccupations sont essentiellement matérielles, économiques notamment ; voici le promoteur de la libre entreprise ! serait-on tenté de penser à propos d’Auguste. Sauf que c’est sur ce plan-ci que se joue l’ironie de sa vie : le fondateur qu’il est ne profite jamais des acquis. Entraîné par les péripéties de son destin, ce « capitaliste » d’Auguste ne capitalise rien sinon des expériences. Il conduit son petit monde en arguant du bénéfice à tirer des projets qu’il cogite, mû par cette audace singulière dont il tire l’essentiel de son prestige, sa corpulence sociale. Seulement la vie lui réserve toujours des régimes forcés. Car s’il fonde, et si le village de Polden-sur-Mer se développe sur ces fondations, Auguste, joueur de sa propre existence (et quel goût il a pour les boniments et la comédie !), toujours rejoue ce qu’il obtient, au risque de gagner comme au risque de perdre. Alors Auguste perd tout, régulièrement, argent et prestige, et se retrouve nu, avec seulement sa vie comme bagage. L’aventurier qu’il est incarne la dépense plutôt que l’accumulation ; vagabond, il ne peut alourdir son bagage sans perdre de sa mobilité et, aussi, de sa liberté. Là se joue une part de ce qui le distingue des autres. Au final, pas de foyer, pas de situation, jamais tranquille. Il lui faut de nouveau tenter sa vie, puiser dans de nouvelles ressources, déployer les énergies de la création — toujours le départ à zéro, l’éternelle jeunesse de sa situation. Auguste se consume dans ses audaces, se désagrège au fur et à mesure qu’il s’universalise aux quatre vents de la bourlingue, possédé par l’aventure perpétuelle.
La vie d’aventure, on l’imagine haute en couleur, riche et variée, mais ce qui fait le charme et le malaise de l’aventure et des aventuriers ce sont aussi leurs difficultés sociales, et l’ambiguïté permanente qu’ils entretiennent avec ce qu’on appelle couramment le succès. L’envasement, l’ennui, l’alcool, la dépendance du plaisir monnayable, ou des choses pas très nettes sur la conscience, ou tout simplement un mal de vivre chronique peuvent composer l’ordinaire obscur de l’aventurier, quelque chose qui le pousse dans les marges et le mine, loin des miracles d’une vie créatrice dans ses moindres recoins. Nos sociétés aseptisées rêvent d’aventures encadrées, passées du côté des loisirs — le contraire de l’aventure en vérité. Elles oublient sa part maudite et désastreuse, c’est-à-dire l’aventure comme fatalité de l’aventurier poussé dans ses bras inconfortables non toujours par choix, mais aussi quelquefois par le caprice néfaste d’un coup du sort ou d’une mauvaise étoile.
Toutefois, n’oublions pas cet autre facteur déclenchant : cette force positive, optimiste, qui prend le hasard à bras le corps. La passion, l’obsession de la tentative, l’impérieux désir d’une vie sans cesse renouvelée pour conjurer l’angoisse du néant et de la défaite terminale, la mort pourtant libératrice, cette idée absolue à laquelle il est si difficile de s’habituer.
D’où vient l’intranquillité fondamentale, à la fois créatrice et destructrice, qui pousse l’aventureux et le laisse tiraillé entre le désir d’un chez soi et son refus ? Désir de plénitude, de sortir de soi, sortir des rangs pour devenir-univers, hors de tout et pourtant au centre de tout. Liberté véritable, l’idéal à atteindre. Mais l’idéal n’est pas souvent atteint. N’avoir ni foyer ni racines afin de vivre au large, mais, pourtant, travaille en sourdine l’espérance nostalgique d’une famille, d’un havre où vivre en paix. Le bourlingueur existe entre deux eaux, souffrant d’une solitude et d’une étrangeté chroniques, partout voyageur, habitant de nulle part. Ailleurs il n’est jamais chez lui, et, revenu, il ne se sent plus à sa place. Enracinement moribond de la vie ordinaire, déracinement mortifère de l’aventure, au final : insatisfaction généralisée. « Les vagabonds, partout où ils allaient, traînaient derrière eux leurs racines rompues... » écrit Hamsun.
Revers de fortune, des ascensions soudaines et des dégringolades qui le sont tout autant ; l’aventurier voyage dans l’horizontalité de la géographie et des cultures mais encore dans la verticalité des classes sociales. Ce rêve d’orpailleur, par exemple : partir de peu, voire de rien, et gratter dans la jungle jusqu’à se gaver de richesse, passer des brodequins au costar, de la bâche tendue dans la brousse au palace brésilien. En plus, selon les pays, la différence de valeur des monnaies, du coût de la vie, peut aussi faire gagner au change, multiplier la richesse. Mais l’argent souvent dépensé dans l’ivresse et l’orgie, l’orpailleur retournera dans la jungle, nu comme un ver, déshabillé par l’or.
Au regard de l’aventure, le monde s’expose en une multitude de tentations. Il faut parfois oser répondre à la curiosité — dégradable en cupidité — pour explorer les diverses expressions possibles de l’existence. En tant que tentative, l’aventure chemine sur des espoirs, des rêves, des hypothèses qui pourront toujours, malgré la préparation, se révéler impossibles à l’usage, dans le passage à l’acte indissociable de la connaissance aventureuse — c’est-à-dire l’expérimentation. Possible ? Impossible ? Il faut essayer pour savoir, car pour l’aventurier le rêve doit être ramené au sein même de la réalité sensible, la réalité sensible haussée vers le rêve. Il faut vivre ses rêves, il faut les réaliser. Cette réalisation est en vérité une rêvéalisation du monde.
Rêve Réel Réalisation Révélation Rêvéalisation
Sur de telles lignes de vie rien ne s’acquiert définitivement. La trame de l’aventure se tisse sur des chemins de traverse où l’entière sécurité n’existe guère. Itinéraires bricolés, pas de protocole absolu.
L’aventurier gagne comme il vit : au hasard ou selon son apparence ; et selon ce hasard et sa mine, bonne ou mauvaise, il gagne ou bien il perd. Et le plus souvent il gagne et il perd et il perd et il gagne, etc. Ce que la société retient de lui est une affaire elle aussi ambiguë, ce peut être le meilleur comme le pire. Tantôt courageux tantôt couard, tantôt héroïque tantôt lâche, tantôt ange du destin tantôt personnage de moralité douteuse, opportuniste et volontiers scabreux. Bon à tout, bon à rien. Bon gré mal gré, l’aventure est le défi lancé par l’individu au social, l’incessante remise en cause du rapport que l’aventurier entretient, ou n’entretient pas, avec la société.
L’aventure, donc, dépend de beaucoup et sa dimension d’invention existentielle, d’originalité sociale et culturelle, de libération de l’esprit, peut à tout moment, ou presque, se voir renversée en déchéance et décrépitude. Le déclic est subtil, mais c’est à cet endroit — le fil du rasoir — que tout se joue. L’aventurier doit s’y tenir debout, en éveil, à l’affût, s’il veut maintenir le cap, rester vivant y compris dans ce qui le tue. Cette position funambule n’est pas facile : voie médiane où l’on chevauche le tigre, entraîné par un mouvement sur lequel on est pourtant juché, pour tenter de le contenir et l’orienter. Dans sa traversée des diverses formes que prend le monde, l’aventure se comble du divers, mais elle recherche autre chose encore, autre chose que la conscience du divers démontre, quelque chose d’universel au-delà du divers, un potentiel où l’univers se concentre, à la fois son origine et sa fin. L’esprit profond de l’aventure est une alchimie délicate qui, aboutie spirituellement, peut se transformer en pratique de libération intérieure. La grande aventure ne se trouve qu’en chemin de l’ultime.