des idées derrière la tête
« Le drame de l’homme se joue moins dans la certitude de son néant que dans son entêtement à ne point s’y résigner. » (Roland Jaccard)
C’est en lisant La tentation nihiliste suivi de Le cimetière de la morale (PUF/Quadrige, 2012) que l’envie de proposer un entretien à Roland Jaccard, écrivain, philosophe, éditeur, m’est venue. Une visite sur son site et son blog, une proposition par message électronique, un retour bref et efficace : « OK, merci pour votre lecture. A bientôt. » C’est parti !
Rodolphe Christin : En écrivant La tentation nihiliste, vous êtes-vous interrogé sur le fait qu’il y a encore, derrière le terme de « tentation », quelque chose qui ressemble à du désir, voire même à de l’espoir ?
Roland Jaccard : Tant qu’il y a de la vie, il y a du désespoir et, simultanément, tant de désirs à satisfaire, tant de missions à accomplir, tant de rôles à jouer, tant de mondes à découvrir que le suicide est toujours prématuré. Mais dès lors que nous ne sommes plus capables de donner du plaisir à autrui et, surtout, d’en goûter la saveur, c’est que nous sommes déjà morts. La tentation nihiliste est une forme d’hédonisme poussé à l’extrême, une grimace avant de basculer dans le néant, un pied de nez à toutes les formes d’idéalisme. Tentation élégante, comme celle de ce condamné à la potence qui demanda encore un foulard pour protéger sa gorge contre le froid...
RC : Vous évoquez régulièrement le drame d’être né un jour… Pourtant le plaisir de vivre n’a pas l’air de vous laisser indifférent (je pense à cette Académie des Oisifs créée au XVIIème en Italie par Torquatto Accetto, dédiée à l’usage clandestin du bonheur et du libertinage, que vous paraissez regretter). Est-ce contradictoire ?
RJ : On nous a joué un mauvais tour en nous mettant au monde (il est vrai que les enfants, c’est comme les lapsus : si on savait pourquoi on les fait, on ne les ferait pas), autant en tirer le peu de volupté que nous pouvons arracher à l’existence. Je me méfie des travaux forcés du plaisir qui ne sont qu’une autre forme du masochisme, mais j’adhère de tout mon être à une philosophie du détachement. Et, contrairement à mon ami Marcel Conche, je ne trouve pas le sexe ennuyeux, à la condition, bien sûr, qu’il ne débouche pas sur la procréation. Rien n’est plus obscène à mes yeux qu’une femme enceinte qui exhibe avec fierté un futur cadavre.
RC : Une ambiguïté, me semble-t-il, traverse le nihilisme contemporain et par conséquent la posture nihiliste. Je me risquerais à prétendre qu’il y a une double voie du nihilisme avec, d’une part, un nihilisme actif - subversif car il renverse les valeurs – et, d’autre part, un nihilisme passif – socialement conformiste. Passif comme l’individu contemporain imprégné par son époque, à l’esprit délavé par le consumérisme et le relativisme ambiant, « schizoïde » (selon votre terme) à la manière des personnages de Houellebecq. Actif comme celui qui entre dans une démarche critique visant une remise en cause radicale des présupposés de son temps. Cette distinction vous semble-t-elle pertinente, ou bien n’est-ce qu’une illusion supplémentaire ?
RJ : Le nihilisme, tel que je le conçois, est tout sauf une forme de passivité, d’apitoiement sur soi-même, d’ennui distingué ou de revendication geignarde. C’est une invitation au voyage, avant l’ultime naufrage.
RC : Sur votre blog, vous apportez une triple réponse à la question « qu’est-ce que le nihilisme ? ». Une réponse philosophique, une réponse théologique, une réponse humoristique, toutes rappelant que le néant est un incontournable centre de gravité existentiel. Pourrait-on ajouter à cette trilogie une réponse politique, le cas échéant comment la définir ?
RJ : Je suis partisan d’un nihilisme frivole qui s’accorde mal avec un engagement politique. Le point de vue de Sirius me convient. La politique n’est-elle pas une forme de divertissement comme une autre ? J’aime entendre l’épicurien Métrodore lorsqu’il affirme que les choses iraient parfaitement bien si l’homme libre éclatait de son rire le plus franc au nez de tous les réformateurs. Ou quand Épicure déclare : "Il faut s’affranchir de la servitude des occupations domestiques et de celle des affaires publiques."
RC : Vous faites, dans Le cimetière de la morale, référence à Ambrose Bierce. A Stirner aussi je crois. Le premier aurait rejoint Pancho Villa au Mexique avant de disparaitre, le second a élaboré une philosophie de la liberté individuelle qui pose la question du rapport au pouvoir : il faut reconsidérer toutes les instances qui s’imposent à moi de l’extérieur pour les examiner à l’aune de mon individualité la plus sourcilleuse, et voir s’il en reste encore quelque chose après une sorte de passage à tabac philosophique… Je pourrais aussi, en tirant un peu les cheveux du nihilisme, établir un lien avec le « nihilisme » révolutionnaire des Russes Netchaïev, Ogarev, Pisarev ou Herzen (qui pour certains d’entre eux récusaient l’appellation de « nihilistes »)… Cette filière activement politique du nihilisme vous semble-t-elle trop prétentieuse, ou trop inquiétante, pour retenir l’intérêt ?
RJ : Le nihilisme révolutionnaire, je l’abandonne à des esprits plus aguerris. En revanche, disparaître avec l’élégance et la discrétion d’Ambrose Bierce, même si c’est un idéal hors de ma portée (et d’ailleurs, je n’ai pas d’idéaux), m’épate, tout comme son Dictionnaire du Diable. Quant au « passage à tabac » (l’expression est bien trouvée) philosophique de l’ami Max, comment y rester insensible ? La magie des extrêmes n’a pas fini de m’ensorceler...