des idées derrière la tête
Les livres pour la jeunesse, surtout documentaires, ont pu jouer un certain rôle il y a une quinzaine d’années dans le processus de repolitisation de la jeunesse. Mais depuis, l’arrivée massive de l’internet au tout début des années 2000 a transformé la jeunesse en une masse de digital natives gavés d’écran. Ces internetophages ont remplacé la lecture des livres non pas par la lecture des écrans mais par le réseautage social virtuel et les jeux en ligne. Notons au passage que ce n’est pas le livre qui est menacé mais la lecture. Or, d’un point de vue politique, le réseau social et le jeu en ligne n’ont à peu près aucune vertu ni utilité.
Il y a donc une véritable reconquête, non pas des esprits mais du temps, à organiser. Si nous ne savons pas redonner du contenu politique à une petite partie du temps des jeunes, nous allons continuer à dépolitiser la jeunesse au moment même où ce pays, cette planète, en ont le plus besoin : lorsque de grandes décisions doivent être prises sous peine de voir l’irrépressible montée de la démagogie réactionnaire populiste en arriver à ses fins, ou alors la planète sombrer dans une crise écologique irréversible.
Aujourd’hui, dans l’édition pour la jeunesse, la politique est le principal sujet tabou. On n’en parle pas, ou alors sur un mode flou et « anti » : il est bien vu d’être anti-FN, mais on ne va pas plus loin. Comme si l’on ne pouvait combattre des idées nauséabondes quelles qu’elles soient que par le déni, l’interdiction, la condamnation grandiloquente. Dans les documentaires pour la jeunesse, il n’y a quasiment pas de politique, juste un peu d’éducation civique. Il serait temps que les éditeurs et les responsables culturels en général se mettent à la tâche, plutôt que de courir après les mirages de l’internet et de la numérisation de leurs contenus actuels. À force d’abandonner la jeunesse à ce processus de dépolitisation, le terme est près d’être atteint. Il est, du point de vue de l’édition, évident : les jeunes ne lisent plus que du roman, et encore. Le point d’aboutissement, pour l’édition pour la jeunesse, serait alors la disparition de certaines de ses branches, à commencer par le documentaire ou le roman « politiques ».
D’autant que s’installe désormais la « fracture du temps gaspillé » : l’usage que les jeunes font de l’internet varie beaucoup selon leur classe sociale et leur niveau d’études. Plus ce niveau est élevé (bac général et université), plus ils font un usage positif et enrichissant du net ; rien que de tout à fait évident puisque, pour un tel usage il faut des prérequis, comme dit avec raison l’Éducation nationale, et que lesdits prérequis ne s’acquièrent pas en quelques années de collège ou de lycée professionnel (certains de ces établissement faisant heureusement exception à la règle, et parfois avec brio). À l’inverse, les jeunes dépourvus de cette culture minimale leur permettant de tirer profit de l’internet se retrouvent à gaspiller leur temps en jeu vidéo multijoueur, en pornographie gratuite, en réseau social qui cannibalise la vie réelle.
« D’après les études menées, une fois l’accès aux technologies démocratisé, les enfants des familles les plus pauvres passent considérablement plus de temps que les enfants de familles aisées à regarder la télévision ou utiliser leurs gadgets pour regarder des émissions et des vidéos, pour jouer ou se connecter à des réseaux sociaux. Ce nouveau fossé, celui du “temps gaspillé” dépend plus, selon les chercheurs, de l’aptitude des parents à surveiller et limiter l’usage des technologies par leurs enfants, que de l’accès à ces mêmes technologies », peut-on ainsi lire dans le New York Times du 29 mai 2012, sous la plume de Matt Richtel (1).
Le 19 juin 2012, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) a rendu public un rapport sur les pratiques numériques des jeunes. Selon sa porte-parole, les adultes n’ont aucune idée de ce que les jeunes regardent sur les écrans de leur smartphone ou de leur ordinateur (2). Eh bien si, justement ! Cela fait des années que ceux qui interviennent dans les collèges et les lycées savent que les principaux contenus visionnés par les jeunes sont de la pornographie et de la violence, « des contenus ultraviolents », admet ainsi un garçon qui regarde de la pornographie depuis l’âge de huit ans. Par bonheur, nos décideurs culturels se rendent compte, en 2012, d’une réalité que nous dénonçons depuis plusieurs années. Rappelons-nous qu’à la fin des années 1990, un abonnement à internet était encore cher, et surtout il n’était pas illimité. Cela fait donc une douzaine d’années tout au plus que l’internet se trouve à domicile et sans limite de temps.
Encore plus étonnant : les jeunes interrogés par le CSA se prononcent en faveur du contrôle parental… pour une raison qui ne surprendra pas, là non plus, ceux qui côtoient les jeunes : avec le contrôle parental, les parents croient que les jeunes ne regardent pas n’importe quoi ; leurs enfants sont donc plus tranquilles pour regarder ce qu’ils veulent, loin de l’œil inquisitorial des darons ! De même, sur l’ensemble des classes de cinquième d’un collège de province, soit 125 élèves, une seule avait personnalisé ses paramètres de confidentialité sur Facebook. Pour ne pas être importunée par des tiers indésirables ? D’une certaine façon, oui : elle a bloqué ses parents, et mène, sur Facebook, une double vie, avec une page officielle à laquelle ses parents ont accès, et une page « fun » dont ils n’ont bien sûr aucune connaissance…
La reconquête du temps de cerveau disponible conquis par les écrans est encore possible. Pour cela, tous les responsables culturels doivent afficher un ordre de priorités. La jeunesse est forcément le futur, et des valeurs qu’elle porte va dépendre bientôt son propre futur. L’édition pour la jeunesse doit se remettre à la tâche éthique, et ne pas tout miser sur le numérique. Il faut partir de cette constatation désormais incontestée : que l’écran ne remplace pas la lecture ; les jeunes ne lisent pas sur écran. Il importe donc de redonner des livres qui soient des outils, pour, en préparant l’avenir, espérer le reconquérir. Sinon, il nous échappera.
Il ne s’agit pas ici d’alarmisme au sens où il faudrait faire quelque chose, là, tout de suite. C’est tout de suite mais c’est aussi demain et après-demain qu’il faut agir car la situation de la jeunesse, l’éclatement de la société en groupes divers (et pas seulement en communautés religieuses), la désaffection à l’égard de la vraie politique (non politicienne, donc) et l’omniprésence du culte de la célébrité, même médiocre, dans les médias sont contradictoires avec l’exercice de la démocratie réelle et l’application de valeurs républicaines et partagées. Ce n’est pas l’alarme qu’il faut tirer, c’est l’ordre des priorités que nous devons reconsidérer de fond en comble.
Notes :
(1) http://www.nytimes.com/2012/05/30/u...
(2) À France-Inter, journal de 13 heures, le mardi 19 juin 2012.