des idées derrière la tête
Joël Vernet, Tadjikistan, 2010, photographié par Françoise Fressonnet ©.
Joël Vernet est l’auteur d’une œuvre abondante, composée de livres souvent courts, nourris d’une prose poétique gravitant autour des thématiques du voyage et de l’errance parmi des territoires broussailleux et oubliés. Afrique, Asie centrale, Moyen-Orient, Ardèche ou Haute-Loire sont ses espaces de prédilection. A force, ce sont autant de cairns qui marquent le chemin du poète et dessinent une trajectoire, humble et tenace, évoluant à la limite de l’absence. Poète avant tout, Joël Vernet relève d’une autre époque que celle des « écrivains-voyageurs ». Il puise à d’autres sources. Le voyage et l’écriture ne sont pas les moyens de sa mise en scène, ils reconduisent à une interrogation, primordiale : que signifie le fait de vivre ? Et, dans les livres de Joël Vernet, la poésie répond, de sa manière difficile et silencieuse, d’un murmure qui jamais n’indique de recettes, à l’insoluble question : comment vivre vraiment dans ce monde-ci ? (R.C.)
RC : Joël Vernet, vous souvenez-vous des circonstances qui vous ont vu affronter vos premières lignes d’auteur ? Comment êtes-vous devenu poète ?
JV : Dans la nature, en marchant dans la nature, le plus souvent seul (je vivais entre une ferme et une maison de village), j’étais inondé par l’ombre et la lumière, celles sur les prairies, les lisières, dans les sous-bois. Je suivais les bêtes dont on m’avait confié la garde. Je vivais, au fond, comme un petit sauvage auquel on demandait simplement d’ouvrir bien grand les yeux. J’ai recueilli là des images, des sons, des odeurs pour des siècles. J’ai contemplé les plus beaux tableaux qui soient, des tableaux que n’égaleront jamais ceux des grands maîtres, dans l’écurie, au soir tombant quand je rentrais le troupeau. Seul, absolument seul, j’ai cherché ma voie qui fut assombrie par la perte. Un jour, au temps de l’adolescence, je venais de perdre un ami qui s’en allait aux foins, je marchais à l’aube à travers une vaste prairie (déjà « ma steppe »), sous un ciel d’une pureté absolue, un vent léger contre les tempes et, à cet instant-là, si mystérieux, j’ai su que j’écrirais, que je ne serais jamais qu’un « flâneur contemplant ». Ce furent quelques secondes hallucinées, jamais retrouvées depuis. Une plume d’oiseau s’était posée à mes pieds. Je lus là un signe. Il n’avait rien de divin, bien sûr. C’est un peu idiot, mais c’est pure vérité. Un autre destin m’appelait. J’allais devoir rompre avec les miens, mon petit peuple, ou plus exactement « ma communauté ». Ce fut la seule époque de ma vie où j’eus le sentiment d’appartenir à une communauté, un groupe en lequel j’ai senti, très vite, une perpétuelle dislocation interne. En jouant au football aussi, dans l’équipe du village natal, j’ai cru un instant possible l’idée d’une communauté, qui n’était qu’une petite foule sans vision aucune. Une petite foule butée, s’exténuant à respirer entre les poteaux, sans compassion visible pour tout ce qui nous entourait. Mais peut-être suis-je excessif dans le propos ? En tout cas, à l’époque, je ressentais beaucoup d’inhumanité dans les rapports entre les gens, une sorte d’indifférence. Cette façon de vivre ne serait jamais la mienne. Cette vie, pourtant, m’ouvrait au monde immense. M’envoyait à distance. Je n’ai jamais, depuis cette lointaine époque, renoncé à cette distance-là. Je n’ai jamais pu m’engager nulle part ni auprès de quiconque. Les livres, la prodigieuse fécondité des livres puis, très vite, les nombreux départs à travers l’Europe puis bien plus loin, me permettraient de bâtir pierre à pierre mes manuscrits que j’invente comme de frêles pirogues que les lecteurs dispersent dans l’azur. Oui, il m’a fallu l’arrachement et l’obstination. Ensuite, ce sont les autres qui vous qualifient de poète ou de rien du tout. Je me tiens très loin, à l’écart, pour ne pas perdre cette force. Ne voyez là aucune coquetterie, c’est mon tempérament. Ce n’est pas la vie littéraire qui m’intéresse, ses soubresauts, ses convulsions, mais la vie invisible, la vie minuscule, la vie palpitante qui me bouleverse à chaque instant. Joie de me sentir très loin sur un chemin, de voir la lumière à travers les feuillages, un papillon sur une pierre ou je ne sais quoi. Je n’ai de leçon à donner à personne. Des frères en écriture m’ont tendu la main sans le savoir. Rimbaud, Novalis, Augiéras, Porchia, Hofmannsthal, Dotremont, Tsvetaeva, Gavino Ledda, Handke, Rilke et tant d’autres, merveilleux compagnons fraternels. La liste est si longue que je dois la rompre sous peine d’écrire tout un livre de ces seuls noms là.
Vivre est cette splendeur tragique qui ne se reproduira plus, une fois parvenue à son terme. L’amour, la joie nous portent à l’écriture, même si la seule souffrance en est souvent le moteur. Mais il ne faut jamais trop parler de tout cela, au risque de devenir un singe trop savant, un idiot prétentieux. J’éprouve le seul orgueil d’avoir travaillé en créateur. Contre vents et marées. J’étais condamné au travail de la porcherie, au travail asservi comme la plupart des miens qui m’avaient précédé. J’ai refusé, grâce à eux, qui ont éclairé ma route, cet esclavage. Aujourd’hui encore, je ne sais pas vraiment qui je suis, même après tant de livres comme vous le soulignez. Même si j’appose sur le passeport ou sur les fiches d’hôtels que l’on vous demande de remplir à l’étranger, le mot écrivain. Il y a tellement d’écrivains partout, comme autant d’oiseaux dans le ciel. Suffit-il d’écrire pour être qualifié de tel ? Ou bien, n’est-ce pas la forme, l’intensité du langage, la profondeur qu’il abrite, qui seules peuvent trancher cette question très à la mode. Rythme, musique, jointage et clairvoyance hallucinés. Voilà ce qui m’embrase. Parfois je me sens comme un danseur sur la terre, habitant de partout. Ce fut toujours un bonheur pour moi de franchir des frontières, de découvrir ainsi d’autres hommes, d’autres paysages, d’aller ainsi à la rencontre. L’esprit de clocher me terrifie. Même si je voue un culte à certains lieux du pays natal, j’ai toujours le nez dans les nuages, regardant vers l’Ailleurs. Le poète ne serait-il pas l’homme universel par excellence. Souvenez-vous des vers de Mandelstam, l’incorruptible : « Et quand je vais mourir ayant servi mon temps/Moi de tout temps l’ami de tout vivant sur terre »
D’admirables auteurs n’ont absolument aucun lecteur alors qu’une foule de « cuistres » envahissent les écrans, les larges pages ignorantes des journaux. Au cœur de cette infamie, il y a malgré tout quelque chose de beau : l’aventure du langage qui sait donner des « savonnettes » ou de simples merveilles. Le maintenant exige du spectacle, des romans adaptés au cinéma, des sortes de conserves, du public, de la foule. L’écriture journalistique se recycle dans le roman, avec la promotion assurée en plus. Mais pourquoi pas, après tout. Cela nous oblige à faire preuve de discernement. La véritable profondeur, à mes yeux, chemine dans les marges, les lisières. Elle ne se laisse pas récupérer. Elle est comme un murmure, si solide cependant qu’elle ne rompt jamais. J’admire cette lenteur de l’essentiel. C’est comme si j’allais parler à un berger dans la haute montagne et que nous tiendrions, lui et moi, une conversation qui mettrait nos vies en péril, loin du brouhaha de la vallée. Une splendeur inouïe que personne ne voit ou verra plus tard, bien plus tard lorsque le temps aura fait le tri. Qui aurait pu parier une seule seconde sur les fragments d’Héraclite ? Nous ne sommes que poussière. C’est le moment du faire qui est notre grande ferveur, loin de tout, dans le silence d’une chambre ou adossé au tronc d’un arbre, l’étroit carnet sur les genoux. Pur miracle.
Dans cette aventure, au fond, il n’y a véritablement aucune loi. Chacun fait ce qu’il peut, avec les moyens que la vie lui a donnés. J’aime les ânes, les entêtés, tous ceux qui n’ont jamais baissé les bras, qui ont su rester courageux face à l’adversité, qui ont su prêter l’oreille à cette vie si fragile. Pas besoin d’être obligatoirement poète pour entendre cette rumeur-là. Mon voisin, dans le village où je vis, un menuisier à la retraite, est de cette trempe là. Il devine sans peine toutes les nervures fortes du monde et son regard est d’une telle clarté ! En outre, souvent, il m’offre les merveilleux légumes de son jardin !
Un jour, voilà près de trente ans, sur l’insistance d’une amie, j’ai envoyé des poèmes à un petit éditeur du Nord de la France, les Editions Brandes. Il en a retenu un. Les publier tous lui aurait sans doute coûté trop cher ! Je n’en croyais pas mes yeux. Je crois être toujours sur son catalogue, modeste mais riche en audace. Puis, dans les années 1988, sur envoi postal, Michel Camus et Claire Tiévant ont accueilli, sous le toit de leur jeune maison, Lettres Vives, ma Lettre de Gao. Le petit vacher que j’avais été venait de glisser ses premières notes dans la grande partition musicale du langage. J’étais très intimidé lorsque je suis allé à leur rencontre, à Paris. Je voue à ces deux personnes une reconnaissance infinie. Sans eux, j’aurais pu sombrer. J’avais 34 ans et l’Art était ma seule raison de vivre. Pure folie, j’avais tout misé sur mes brouillons d’écriture, mes maigres illusions et sur je ne sais trop quoi. Parfois, il faut savoir jeter toutes les cartes. S’en tenir à nos pauvres intuitions. La grâce organise le reste. C’est incroyable que quelqu’un vous tende la main pour un beau travail réalisé. J’ai encore aujourd’hui cette émotion dans le cœur. Et pense souvent à ce grand Monsieur qu’était Michel Camus, admirable passeur, marcheur et bien plus : il nous a laissé plusieurs livres dont la lecture donne des forces. Et a permis, avec Claire Tiévant, de donner à entendre d’admirables voix de la poésie contemporaine, française ou étrangère. Magnifique dévotion au ténu, à ce qui apparaît sans importance.
Dans Vers la Steppe (Editions Lettres Vives, 2011), vous écrivez : « Dans un monde de menteurs, il est bien difficile de déceler une parole pure ». Cette parole pure, comment fait-elle pour survivre dans un tel monde ?
Je voudrais tendre à cette parole pure, cette parole qui ouvre des failles et apaise, cette parole qui invente, qui s’invente, qui dit le bien, la joie, l’amour, la lenteur, la profonde justice. A cette dernière, quelques-uns préfèrent l’indignité, l’esclavage, l’humiliation, la sauvagerie. La parole pure est peut-être une image de la bonté, contrée immense encore à explorer comme le disait Apollinaire. J’aime ceux qui vivent debout et dignes, qui expriment dans leur langage de la douceur et de la fermeté. J’ai en horreur les prédateurs de toutes sortes qui mettent ce monde à mal. (Mais n’en suis-je pas un, moi, de prédateur ? Ne suis-je pas indigne comme un grand nombre ?) L’Art, me semble-t-il, est de l’autre côté, avec tous ceux qui tombent. Seule la vie fragile m’émeut aux larmes. Je n’aime pas les vainqueurs, les prétentieux, les petits valets quels qu’ils soient. J’aime ceux qui ne baissent jamais les yeux, ne s’en laissent pas conter par les singes savants, qui savent interroger le monde dans lequel nous vivons. J’aime les paysages qui inventent à leur tour le langage, les montagnes, les sentiers, les déserts au travers desquels filent les phrases. Je vois là une sorte, oui, une sorte de communion totale entre l’esprit et la matière. Nous ne faisons plus qu’un. C’est l’homme réconcilié, en paix avec lui-même et peut-être avec le monde. Mais comment explorer cela beaucoup mieux que je ne le tente ici ? Je bégaie, oui, j’avance à tâtons. On ne sort pas de ces espèces d’explorations dès que l’on entreprend d’expliquer, de clarifier. Nous devrions nous taire, sans doute, mais, bon, prenons le risque d’avancer avec nos erreurs, nos approximations, c’est beau aussi, non ?
La parole pure est peut-être une parole de dignité. Celle de la nature, des animaux, des gens fragiles, des enfants. C’est la parole du tremblement du monde. Je vis dans ce tremblement. Parmi des millions d’autres. Avec des millions d’autres. Je ne me suis jamais senti séparé, même si parfois j’en ai éprouvé le doute. Je ne veux pas tomber dans la martingale des jérémiades et autres plaintes. Il n’y a rien de fécond de ce côté-là. Ouste à l’amertume ! Au travail, Marcheur ! Ouvre les yeux, laisse le souffle monter dans ta poitrine, arrête-toi dans l’herbe, sous le haut frêne, glisse tes mains sous la nuque et regarde passer les beaux nuages !
Il y a, récurrente sous votre stylo me semble-t-il, cette idée que vous travaillez au bord du rien. Que ce qui retient votre intérêt n’a, pour ainsi dire, pas d’existence officielle, et que (j’extrapole) le poète est, socialement parlant, le grand absent. Celui qui, au regard du monde, n’a pas - ou plus ? - d’importance. Est-ce que toute ambition sociale vous a déserté ?
J’aime tout ce qui échappe pour agrandir la liberté de tous. Je hais l’Histoire officielle, celle que rapportent souvent, trop souvent les journaux. Pourtant, l’Histoire m’a parfois enfoncé ses poignards. Je voudrais vous rapporter des images qui ont construit mon chemin hasardeux, plus que des images, des tableaux, des lignes de fuite, des lignes de force. Ecrivant, j’ai peint puis je suis sorti de la scène, je me suis libéré de la scène originelle. Une famille pauvre dans un tout petit village de France et, à dix ans, la perte du Père. La tragédie. Les travaux des champs, l’école, la plume qui crisse sur le papier. La femme seule, la mère, murée dans son silence, avec six enfants à charge. Puis l’internat, au Lycée public du Puy-en-Velay, dans un magnifique bâtiment ancien, avec ses platanes, ses marronniers. La solitude de l’internat, le bus matinal, dans les aubes d’hiver qui me conduisait là-bas, de ma Margeride natale, le froid, la neige. J’ai toujours aimé, sans doute en raison de ce temps-là, les voyages en bus, les gares routières, les périphéries des villes où elles se tiennent, les gens avec leurs ballots, la neige dans mes livres. C’est un tableau sacré. La lecture, le soir, dans le silence de l’internat avec quelques autres, souvent compagnons lumineux (L’un d’entre eux écrira un livre magnifique sur Rebeyrolle, le peintre*) et le choc aussi, la mélancolie d’être si seul, de ne pouvoir compter que sur moi-même. Je n’avais pas de Père pour m’orienter, m’éclairer un tout petit peu, légèrement dans cette brume. Je ne savais presque rien de lui, sinon qu’il avait rejoint autrefois le maquis brièvement, il avait quinze ou seize ans, au Mont-Mouchet, Haut-lieu du Pays natal où je vais souvent marcher, lieu de sapinières, qu’il avait fait un choix qui me va droit au cœur, tout comme les jeunes gens de ma génération ont reçu le coup d’Etat de ce Salopard de Pinochet et de ses sbires en 1973 au Chili comme une profanation de la vie-même. Plus tard, dans une salle de cinéma à Montréal, parmi des dizaines de Chiliens en exil, j’ai vu un film sur le bombardement du palais de la Moneda, j’ai pleuré intérieurement. Ce sont des scènes, celles de l’Histoire, qui m’ont marqué à vie. Ecrire, c’est aller au-delà de ces scènes et lorsque j’ai su que mon grand-père paternel (que je n’ai pas connu) avait été dépossédé d’une manière trouble d’une grande ferme qu’il avait, j’ai su combien beaucoup de saleté tache toute vie humaine, que notre vie s’oriente sans que nous puissions parfois en modifier le cours. Je vis avec cette image de ma grand-mère paternelle, de ses trois enfants, sur une route, elle avait trente cinq ans, oubliée parmi les oubliés et c’est elle qui tire mon traîneau d’écriture sous la lampe lumineuse de l’Aujourd’hui. L’Histoire ne se clôt jamais, il y en a toujours un qui se lève pour chanter des sortes de psaumes. C’est un miracle que je sois parvenu à sauver une poignée de livres. Vous pensez bien que les grandes œuvres n’encombraient pas les tiroirs de la maison. Mon regret est de ne pouvoir rattraper le temps perdu. Tant d’œuvres classiques que je ne pourrai jamais lire. Si l’on pouvait m’accorder deux ou trois vies supplémentaires !!! Classique, oui, impétueux et classique, la juste forme !!! Dire la scène originelle puis s’en libérer par la seule forme de l’écriture, voilà pourquoi, dans mes livres, tout se mélange, passé, présent, futur. C’est le même élan. Si je perds cet élan, je suis mort, dans un état dépressif. Donnez-moi l’élan, toujours, images de l’Aujourd’hui ! L’élan, l’enthousiasme, la joie !
La diplomatie m’aurait intéressé, mais pour énoncer la vérité. La diplomatie, aujourd’hui, fait tout le contraire. C’est consternant. On doit se méfier des certitudes. De toute rigidité dans le propos. Seule la littérature me semble être à même de mettre en relief les subtilités, les nuances du vivant. Et pour ce faire, il faut savoir aller à pied, très lentement. Même si j’aime la vitesse, j’aime la grâce de l’escargot, le bonjour du lézard indolent, la vibration d’une herbe dans la belle lumière de juin, l’éclat d’un visage sur le trottoir d’une ville. La photographie sait nous raconter cela, dans l’éclat du noir et blanc. J’aurais dû être photographe, au fond, puisque je travaille à l’œil nu et avec mes deux oreilles. Il semble que je n’aie pas su, qu’il m’ait fallu les mots pour conter l’épopée du silence. La diplomatie ne peut pas être un travail de solitaire. Ce n’était donc pas pour moi. Je serais alors le piéton le long des routes. Le marcheur, le contemplateur, le travailleur acharné dont l’activité n’a d’intérêt pour personne. Que vaut la beauté, la vérité d’une phrase vis-à-vis d’un compte en banque lourdement chargé ? Presque rien pour le présent. Mais pour l’éternité ?
En effet, je n’ai jamais eu d’ambition sociale, le désir de prendre le pas sur les autres, d’imposer à autrui des obligations, des servages, des humiliations, de parvenir au sommet de la pyramide. J’aurais pu, je crois, occuper des fonctions. Mais les fonctions, ne vous anéantissent-elles pas ? Finir au Sénat ou sous la Coupole ? (Ça prête un peu à rire, non ?) Mais mon vœu le plus cher fut d’avoir tout le Temps à moi, le maximum de Temps. J’ai toujours travaillé en ce sens. Sans doute suis-je né démocrate, révolutionnaire sans le savoir.
D’intuition, je sais que le seul génie, les plus grandes compétences sont dans le « peuple ». Parfois, la barbarie aussi lorsque le « peuple » se laisse aveugler. Le mot « peuple » est un mot noble, même si je m’en méfie souvent comme la peste. En tant que poète, je dois rester un peu en retrait, sur la touche. Pour mieux voir, mieux entendre, mais je fais corps, en solitaire, avec ce « peuple », cet immense « peuple » des humains. J’éprouve une admiration sans borne pour l’ouvrier qui, dans son usine, ne s’en laisse pas conter, qui travaille avec ses muscles, mais aussi avec son intelligence, qui lutte contre l’arbitraire, l’injustice. Je n’ai aucune passion pour les héritiers, les bourgeois de pacotille, ces « nouveaux riches » qui ont la prétention de conquérir le monde au détriment du plus grand nombre. Je me sens solidaire du génie du « peuple », même si je travaille en solitaire. J’offre mes livres en partage. Ce n’est pas grand-chose d’éclatant, mais c’est tout de même cela. Je me tiens au bord du monde pour ne pas être englouti dans son volcan. Mais je suis tout ouïe. J’aime les créateurs, quels qu’ils soient, tous ceux qui réprouvent le fatalisme, qui donnent leur vie au vent, sans exiger de contrepartie. Ce sont des fous, me direz-vous, mais j’aime cette folie compassionnelle. J’aime la fraîcheur de l’amitié, trouvée auprès de quelques-uns, artistes ou pas et je dois beaucoup, presque tout, aux enfants, à mes enfants. Ce sont eux qui m’aident à franchir la haie du quotidien, dans l’insouciance de l’instant quotidien, c’est-à-dire, éternel.
Le poète est-il forcément un éternel marginal ?
Le poète n’est pas un marginal, mais il n’est pas, non plus, un mouton. Il est un être singulier comme nous le sommes tous. Il offre sa vision, son empreinte. Il ne se laisse pas formater. Il s’insurge. En cela, les artistes sont précieux, car ils bouleversent le regard monotone que l’on serait parfois enclin à porter sur le monde. L’écrivain vitalise une seconde fois ce qu’il voit et entend. Il sait faire vibrer l’insignifiant. Il fait corps avec la lumière du monde, le génie secret du « peuple ». Les grandes forces sont en bas, invisibles, dans l’Anonyme. En haut, il y a beaucoup de marionnettes. J’aime les marionnettes lorsqu’elles nous disent qu’elles sont des marionnettes, pas lorsqu’elles ont d’autres prétentions. Qu’elles mentent, qu’elles manipulent.
L’artiste est simplement physiquement solitaire. Mais son esprit bout à l’unisson des autres. Spirituellement, il est au cœur du monde. Le poète est celui qui a voulu grandir à sa seule façon, celui qui a choisi, par bien des manières, de demeurer un enfant, de conserver cette fraîcheur natale. Je cherche au fond cette fraîcheur-là dans tout regard que je croise, dans tout mouvement que je perçois. Voilà pourquoi, sans doute, des livres se sont écrits en moi, par moi. Cela ne finira jamais. Tenez, un rouge-gorge vient frapper à ma vitre, une lumière danse dans les branches du noisetier, un rire éclate dans la ruelle, un tout petit carnet m’attend sur la petite table placée face à la fenêtre. Qu’y puis-je si ce monde est tellement vivant ! Si ce monde m’arrache à chaque instant comme une vague.
Comment interprétez-vous le silence poétique apparent de notre époque ?
Vous avez raison, le silence poétique n’est qu’apparent, tout comme le silence politique. La création n’a jamais cessé, le besoin de la communauté ne s’est jamais totalement effondré, même si au Chili on a monstrueusement massacré, même si à l’Est les murs sont tombés, sans engendrer, semble-t-il, d’autres espérances. Tout est à réinventer. Le pouvoir créateur des peuples n’est pas au tombeau : le langage, l’écriture engendrent des aventures, des épopées. Simplement, l’étau médiatique est un beau désastre, qui tire le plus souvent l’Esprit vers le bas. Mais d’autres pistes se dessinent, des tas de gens inventent, avec beaucoup de génie, mille manières de vivre autrement. L’élan est toujours là, vous savez, cette prodigieuse rumeur du monde, c’est comme un fleuve irrigué de milliards de ruisseaux. Laissons la peur aux singes savants, aux petits boutiquiers, ne laissons pas dévorer nos soleils. Eloignons le morbide, l’amertume, ayons un peu plus de compassion les uns avec les autres, non, dans la vie courante que personne ne doit nous dicter !
Le poétique est une manière, je l’ai dit, la plus subtile, la plus vivante pour appréhender le monde. Mais il n’y a jamais de silence poétique. Jamais. Bien sûr, le poème n’a guère voix au chapitre, mais son contraire ne serait-il pas inquiétant ? Si nous étions les chantres d’un pouvoir ? La politique est souvent la langue du ras des choses, la voix menteuse, manipulatrice, mais le politique, c’est aussi l’organisation de la Cité, non ? Le poète vit dans la Cité, chaque mouvement de la Cité le touche, le heurte, appelle parfois sa colère. Rien n’est séparé, séparable. Il y a la beauté, la justice, oui, une forme d’espérance sinon, à quoi bon vivre ? On écrit pour vivre mieux, non, n’est-ce pas le cristallin St John Perse qui a dit quelque chose de semblable ? Je ne vais tout de même pas travailler dur pour appeler le malheur, la malédiction, écrire pour m’enfoncer la tête dans la boue, répandre la saloperie, la haine ? J’écris grâce à la lumière, peut-être cette lumière des peintres qui transfigure tout. Grâce à la clarté de quelques visages et des millions de voix amies, dispersées dans le Monde. J’écris grâce à toi, cher lecteur, frère lointain… Pour une lueur qui tantôt nous éloigne, tantôt nous rapproche les uns les autres. Puis, à un moment donné, je ne sais plus ce que je dis, c’est là et seulement là, dans cette puissante absence que tout peut commencer. D’autres, tant d’autres avant moi, se sont attelés à la noble tâche de la contemplation, à la noble tâche du dire, de l’écoute. Entendons Hermann Hesse, n’effleure-t-il pas quelque chose approchant les bribes que je vous livre ici : « Il semble que le seul espoir que l’homme ait reçu en partage, vraiment, soit de réformer et d’améliorer tant soit peu, non pas le monde et les autres, mais tout du moins sa propre personne, et dans les êtres qui sont ainsi repose en secret le salut du monde. » Voilà, Lecteur, ne quittons pas le chemin. En chemin, toujours.
*Rebeyrolle ou l’obstination de la peinture, Michel C. Thomas, L’un et l’Autre, Gallimard, 2009
Dernières parutions de Joël Vernet, Vers la steppe, Ed. Lettres Vives et, Journal fugitif au Moyen-Orient, vers Alep (Avec des photographies de Bernard Plossu et Françoise Nunez), Ed. Le Temps qu’il fait.
Lettres Vives
Lettre de Gao, 1988, rééd.2005
Le silence n’est jamais un désert, 1995, rééd.2001
La vie nue, 1997
Les jours sont une ombre sur la terre, 1999
La journée vide, 2001
La nuit errante, 2003
La lumière effondrée, 2004
L’abandon lumineux, 2006
Celle qui n’a pas les mots, 2009
Vers la steppe, 2011
Fata morgana
Lettre à l’abandon dans un jardin, 1994
Totems de sable, 1995
La main de personne, 1997
Petit traité de la marche en saison des pluies, 1999 (Une marche en pays dogon avec mon ami peintre Jean-gilles Badaire)
Sous un toit errant, 2000
Lettre d’Afrique à une jeune fille Morte, 2002
L’Escampette
Lâcher prise, 2004
Visage de l’absent, 2005
Lentement au désert, lentement, 2006
Le désert où la route prend fin, 2008
Le séjour invisible, 2009
L’ermite et le vagabond, 2010
Le Temps qu’il fait
La montagne dans le dos, impressions du pays dogon (avec des photographies de Michel Castermans), 2005
Journal fugitif au Moyen-Orient, Vers Alep (Avec des photographies de Françoise Nunez et Bernard Plossu), 2011
Cadex
La peur et son éclat, 1995
La mort est en feu, 1995
L’enfance est mon pays natal, 2000
La Part des Anges
Cri de pierre, poème, (peinture de Jean-Gilles Badaire) 2002
Ougarit, la terre, le ciel, (Sous la direction de J. Vernet et Marie-Ange Sébasti), 2004
Chemins, détours, fougères, Un tour du monde en Ardèche (Avec des photographies de Bernard Plossu, Daniel Zolinsky et des peintures de Jean-Gilles Badaire), 2007
Marcher est ma plus belle façon de vivre, Notes éparses,(peintures de Jean-Gilles Badaire), 2008
La Part commune
Une barque passe près de ton seuil, poèmes, 2008
Le regard du cœur ouvert, Des carnets (1978-2002), 2009
Pourquoi dors-tu, Jonas, parmi les jours violents ? poème pour le théâtre, 2011
Autres Editeurs
J’ai épuisé la ville, ( dessin de Jacques Truphémus), Editions Brandes, 1985
Pays du Sahel (Collectif : sous la dir. De J. Vernet), Ed.Autrement, 1994
Le silence habité des voyages (avec une photographie de Pierre Verger), Ed. Novetlé, 1996
Quand la mer roule vers le soleil (Photographies de Julie Ganzin), Ed de l’eau, 1998
Lettre pour un très lent détour, voyages au Mali (Photographies de Bernard Plossu), Ed. Filigranes, 1999
Au bord du monde, Coll. Terre d’encre, Ed. du Laquet, 2001, repris par Tertrium Editions
La petite fille de la palmeraie, in Un week-end chez l’autre, La Passe du vent, 2003
Gao sans retour, Librairie française de Venise, 2004
François Augiéras, l’aventurier radical, Jean-Michel Place, 2004
A qui appartient le soleil ? Les Petits classiques du Grand pirate, 2005
L’homme de la scierie sous la pluie, Ed Circa 1924, 2007, réédition 2008
Voir est vivre, (avec un frontispice de Jean-Gilles Badaire), Ed Les sept collines, chez Jean-Pierre Huguet, 2009
L’envoûtement des sapinières, in Le Pays-d’en-Haut, (Avec des photographies de Jean-luc Meyssonnier sur la Haute Ardèche), Ed. du Chassel, 2011
L’instant est un éclat si bref, Ed. Circa 1924, 2012