des idées derrière la tête
Ce matin son corps veut se lever comme d’habitude. Son cœur fait office de réveil. Il se dit qu’il doit à tout prix faire semblant. Il sort du lit en tâtonnant légèrement. A ses côtés le corps d’une femme endormie. Il enfile un peignoir bleu en tissu éponge. Il sort et passe dans la cuisine sans faire de bruit. Il n’entend même pas ses pas coller sur le carrelage froid. Il s’aperçoit qu’il a oublié de mettre ses pantoufles, offertes lors du dernier réveillon, noires, en cuir. Il doit y penser. Il fait l’effort. Le pied gauche d’abord puis le pied droit. Il croit, mais il n’est plus sûr. Ses genoux tressaillent. Heureusement la cafetière est déjà prête de la veille, il n’a pas à réfléchir à la dose de café accoutumée. Tout est là, sagement posé sur la table : sa tasse, avec son nom dessus s’il oubliait, une cuillère, le sucre. Un oiseau passe dans le salon. Il chante tandis que l’eau tombe. Pendant ce temps il voit ; il se voit déjà dans la rue, emmitouflé dans son manteau, noir lui aussi, qui lui sied à ravir, assorti avec une écharpe gris anthracite. A moins que celle bigarrée lui aille mieux ? Il voudrait porter ses propres couleurs. Il doit choisir dès à présent, ce qui lui correspond le mieux. Dans la rue les passants ne remarqueront peut-être rien. Il doit faire attention aussi à ne pas paraître trop surfait. Il doit à tout prix garder son naturel. Personne ne doit être choqué. Il est manteau noir fermé. Une écharpe rouge le ferait défaillir à coup sûr. Le cygne s’envolerait. Il ne peut pas même demander conseil à sa compagne, qui dort encore. Que va-t-il lui dire exactement lorsqu’elle se réveillera à son tour ? Comment garder son naturel et dire ... Que va-t-il lui dire ? « Chérie », « Ma chérie », « … », « as-tu bien dormi ? », « Comment vas-tu ce matin ? Pour ma part, je ne me suis pas prouvé que j’allais bien. Je m’en vais, chercher du pain » ou bien « Mon amour je suis déjà parti : je vais chercher des croissants ». Il doit y aller, mais avant ou après son café ? Il hésite. Il se fait feuillage agité. Il est maintenant de l’autre côté de la fenêtre : l’air est doux mais un peu frais encore. Il est sur un nuage suffisamment cotonneux. Il est déjà dehors mais il ne sait pas ce qu’il porte sous son manteau. Il doit revenir à lui. Il doit redevenir comme avant. Dans la cuisine il fait exprès de faire traîner ses pantoufles. Il aime ce bruit. Il ne doit pas déranger les habitudes de son amie, à moins d’éveiller ses soupçons. Il trouve rapidement la salle de bain. Il fait couler un peu d’eau tiède, pour vérifier. Il regarde dans le miroir des mimiques. Il se demande s’il est comme ça tous les jours sauf le dimanche. Il manque déjà une brosse à dent. Cependant il a oublié son café, il se retourne. Comme il appréciait la routine, comme il ne lui arrive plus désormais de penser à rien... Il se dit en même temps que son café est fort ce matin. Il croit qu’il n’a pas changé. Qu’est-ce qui aurait pu se modifier ? Il boit la tasse. Mais il n’ose plus aller dans la chambre à coucher chercher des habits pour sortir. Son amie pourrait se réveiller, s’apercevoir qu’il n’est plus là. Il ne sait pas s’il doit repartir ou revenir. Il fait un pas, il recule. S’il était dans un jeu, il tomberait en prison. Il s’assied sur le côté. Il doit sortir, chercher du pain, sans attendre que son amie se réveille. Il regarde de l’autre côté de la fenêtre : le ciel est bas encore, comme son front. Un vis-à-vis l’empêche de voir loin. Il ne réfléchit pas bien. Doit-il maintenant passer dans la salle de bain ? Comment faisait-il hier ? Comment faisait-il avant ? Il doit rester discret. Il ne doit pas faire trop de bruit. Il passe son tour. Mais il embaume un peu. Alors il opte pour une douche rapide. Il ira à la boulangerie acheter le pain, il reviendra, repartira aussitôt. Son amie n’y verra que du feu. Elle ne doit rien savoir pour le moment. Il se déshabille avec lenteur. Il est presque nu maintenant mais il ne sait pas encore ce qu’il va mettre. Il est nu devant plusieurs gels douche. Va-t-il sentir l’air marin ou la forêt ? Il préfère encore le savon marseillais. Mais si son amie le sent, plus tard, que pensera-t-elle ? Elle se dira qu’il n’est plus le même. D’ailleurs il n’a pas fini sa tasse de café. Elle sautera des cases. Elle mènera l’enquête au lieu d’accepter. Mais comment faire ? Il doit aussi lui prouver qu’il ne fait pas les choses mécaniquement. Il ne veut pas de colère, pas d’odeur, alors il se savonne rapidement. L’eau soupire langoureusement, mais le poisson reste caché dans la vase. Il tend le bras. Quelle est la bonne serviette ? Il aurait fallu aussi le marquer. Il n’aime pas choisir au hasard. Il espère qu’elle ne s’en apercevra pas. Discrètement il gagne la chambre. Il s’aperçoit que ses habits de la veille sont encore là. Il se demande si ce sont les bons vêtements pour partir, si on le reconnaîtra sans le remarquer. Il lui semble qu’il se ressemblera au mieux. Un oiseau observe d’en haut. De l’autre côté de la fenêtre la chambre semble étroite. Les papiers peints sont défraîchis. Il n’y a pas d’horloge ; il ne connaît pas son heure ; il a cassé sa montre. Au cas où son amie se réveillerait il s’habille gauchement, reste un temps en chaussettes. Il aimerait en fait qu’elle ouvre un oeil, rien que pour le voir faire ça, brillamment. Ce sera sa dernière fois. D’ailleurs il voudrait oublier les clés. Il voudrait offrir des fleurs, car il sent le poisson. Il fait semblant de tout laisser tomber. Il prend une bonne paire de chaussures, son portefeuille, son carnet, son air le plus dégagé. Il sort. L’air est limpide. Le cygne repose au milieu du lac. Il a bien mis son manteau noir, son écharpe grise. Il file vite, épaules tombantes, le nez fauchant le trottoir. Un pas après l’autre il avance : les dés sont jetés. La barque est assez éloignée : il lui faudra nager. Les voitures glissent sans crispation, sans empressement. Personne ne fait attention. Il ne prend pas à gauche. Puis il ne prend pas à droite. Il change, finalement. Le sol dérape. Il arrive au bout du chemin. A la boulangerie, il fait à merveille le client. La marchande lui tend son pain et sa monnaie avec son sourire le plus égal. Il sait qu’elle s’est entraînée longuement. La cuisson n’a pas changé ; ils ne parlent que de ça. Seul il repart avec son trophée, fier. L’oiseau picore un peu. Désormais il doit songer à ce qu’il va dire à son amie. Il marche lentement. Va-t-il lui écrire un mot ? Il hésite à rentrer. Il recule la décision. Son cœur lui indique la route : il a chaud, il a froid, il brûle. Le code n’a pas changé. Les escaliers sont durs à monter. Mais il a oublié qu’il a oublié les clés. Il laisse le pain sur le palier. Il regrette déjà de n’être pas parti plus tôt. Il redescend en évitant les poissons. Il cherche un lieu abrité. Il se cherche. Il veut sentir le parfum de la liberté, mais sous le ciel il se sent perdu. Et si elle se tenait là, debout devant lui ? Elle serait peut-être surprise de l’y trouver. Elle sourirait. Ce n’est pas si facile de se faire passer pour soi. Il prend son carnet dans sa poche, il lui écrit :
« Chérie, cela fait déjà longtemps que je ne peux plus te raconter mes rêves, et je déteste les pantoufles et la boulangère. Ici je me sens un peu à l’étroit. Je pars un certain temps je ne sais pas où, mais là où je pourrais mieux respirer, s’il n’est pas trop tard. J’ai pensé aux grands espaces de la Champagne ou des Ardennes, où je vivrais de baies, de houx et de gui. A cette saison les oiseaux n’ont pas tout mangé encore. Mais c’est surtout mon esprit qui a faim. Cependant le lac Titicaca me fait envie. Non, n’essaie pas de m’en dissuader. Le café est bien meilleur là-bas, et même les oiseaux chantent en espagnol buenos días mi corazón, la la la. J’espère juste que je n’aurai pas trop de mal à comprendre. Je n’ai pas pris le temps de réviser. Je »
Ou bien
« Chérie, je t’aime tant que mon cœur a lâché cette nuit je suis désolé, mais j’ai fait une crise cardiaque cette nuit. Cela faisait déjà quelques temps que je ne me sentais plus vivant. Donc j’ai décidé d’aller prendre l’air. Ne t’inquiète pas : j’ai pris mon écharpe grise. L’air de la campagne me fera le plus grand bien de toute façon. J’avais besoin de (me) changer... Je te laisse [un peu de] tout, [beaucoup] de rien. Je pense à toi, aux enfants que nous n’aurons pas, ça ne fait rien. Je t’aime quand même. (N’oublie pas d’aérer). J’ai emporté Platon avec moi, au cas où. De là-haut où je t’écris, on est au calme pour bien comprendre. Au fond c’est assez simple, il suffisait d’y penser. C’est ce que j’ai découvert cette nuit. Je n’ai pas noté l’heure, malheureusement, mais le médecin saura bien le déterminer : pour une fois tu pourras faire attention à ce qu’il dit. J’aurais voulu t’apporter des croissants au petit-déjeuner, mais d’une part j’ai acheté du pain, d’autre part mais je n’ai plus les clés. J’ai quand même réussi à monter quelques marches, mais quelle fatigue, quelle fatigue ! Pour reprendre quelques forces j’ai commencé de manger le quignon, j’espère que tu ne m’en voudras pas... Je te suis en tout cas reconnaissant pour tout ce que tu m’as apporté. Je n’oublierai pas les tonnes de patience dont tu as fait preuve avec moi. [Cela me donnerait presque envie de pleurer, mais j’ai peur pour ma réputation. (Ce n’est pas très beau à voir, alors je voulais te l’épargner)]. Je t’emporte aussi avec moi, sous la forme du manteau noir, celui que tu m’as offert l’hiver dernier. Je pars. Etait-ce si prévisible ? L’hiver est bientôt terminé. Il aura été bien long. J’ai un peu mal au bras, mais je dois montrer du courage. Je n’ai pas changé de chaussettes, hélas. Mais bref, rendez-vous de l’autre côté du pont, »
ou encore
« Mon amour, j’ai fait comme j’ai pu jusque là pour te prouver que j’étais bien poisson, mais comme ça n’a pas marché je préfère partir loin. Je ne reviendrai pas sur ma décision. Fais comme d’habitude tu verras tout ira bien. Le démon n’est pas si méchant qu’on dit. Vivre avec aura été un long apprentissage de la magie dont désormais je me sers pour rester en vie. (Par exemple, as-tu remarqué que seule une infime partie des gens surnage ?) A ce propos, je me suis toujours demandé pourquoi il n’y aurait pas de sirènes masculines. Je ne sais pas comment il faudrait dire, alors, mais je suis sûr que tu trouveras, comme tu auras trouvé le pain sur le palier avant de trouver mon mot. Je ne sais lequel te nourrira le plus... Adieu,
Le ciel est cousu de fils blancs qui tissent notre histoire
Il gronde quand mon cœur gronde et il pleut quand je pleure
Et pourtant je sais qu’il fera beau ensemble soleil et lune
Orage et doux vent comme nous sommes amants
Mais seul mais à côté mais en dehors en dessous
Et c’est comme ça que tu me surprends nu
Aucun ne me dérangera plus quand je ne serai plus »