des idées derrière la tête
« Révolution numérique », « ère digitale », « fracture numérique » : autant d’expressions qui entérinent l’idée que plus rien ne sera plus jamais comme avant. À partir d’un tel constat, il ne reste qu’une seule alternative : nous digitaliser ou périr ! La perspective défendue ici est autre. Le livre, qui est annoncé comme première victime expiatoire de l’invasion numérique, a un futur. À plusieurs conditions, cependant.
La montée en puissance du monde digital depuis vingt ans ne fait aucun doute, et personne ne la nie. Certains s’en réjouissent, d’autres la déplorent. Mais quelle est la véritable nature de cette fracture d’avec « le monde d’avant » ?
S’appuyant sur des rapports approximatifs ou des idées reçues, la thèse de la fracture numérique est devenue un dogme incontestable. Il faudrait reprendre presque un à un les arguments et examiner de près comment la plupart sont fondés sur des visions idéologiques. Par exemple, la fracture entre digital natives et digital immigrants – jeunes utilisateurs très accros et générations adultes qui n’immigrent que lentement vers le monde numérique – n’est qu’une version modernisée du bon vieux conflit de générations. Mais si nous vivions une véritable fracture générationnelle, il est évident qu’il n’y aurait pas de digital immigrants, voire même pas de monde digital, car ce sont les « vieux » qui ont pensé, créé, développé, pour une petite part d’entre eux – les Steve Jobs ou Bill Gates –, et utilisent, pour une part toujours plus élevée, les outils dans lesquels baignent nos jeunes. Ce n’est pas parce que le pourcentage d’utilisateurs du web est plus élevé chez les 15-35 ans que chez les plus de 60 ans que cela autorise à parler de fracture générationnelle. C’est le lot de toute nouvelle technologie de ne s’imposer qu’avec le temps, les plus jeunes étant forcément les plus enclins à l’adopter puisqu’ils n’ont pas été habitués à autre chose.
Cette fracture n’est pas générationnelle parce que les jeunes ne se servent pas du net pour y transférer des activités que les anciens faisaient hors numérique, à commencer par la lecture. Non : sur écran, les jeunes ne lisent pas. Ils y font fructifier leur « réseau social », ils bloggent, ils chattent, mais tout cela n’entre pas en concurrence avec une offre similaire utilisant une autre technologie devenue obsolète. C’est dire que s’il y a une fracture, elle ne se situe qu’au niveau de l’utilisation de notre temps, et elle traverse à peu près toutes les générations. Le numérique permet de s’occuper à tout autre chose que ce que permettait « la vie d’avant », qui n’offrait rien de virtuel au sens actuel de ce terme.
On nous parle encore de fracture numérique entre pays équipés et pays sous-équipés. Mais dans un pays comme le Kenya, extrêmement sous-équipé en ordinateurs, la contestation des résultats électoraux de 2008 est très largement passée par des outils digitaux, les téléphones portables, ce qui a permis de « globaliser » le problème. Et l’on sait aussi le rôle joué par les smartphones dans les « printemps arabes » de 2011. Le sous-équipement en ordinateurs personnels est évident dans une large part des pays du monde, mais il serait plus juste de dire que, dans les pays sous-équipés, une certaine classe se sert d’outils numériques, et avec profit, tandis qu’une majorité de la population n’y a pas accès, voire n’en a aucune connaissance. Ces exemples, qui concernent les deux aspects majeurs de la prétendue fracture numérique, générationnel et géopolitique, laissent entrevoir quel rôle joue le nouveau dogme. Il obscurcit et même cache la réalité : la modification fondamentale de l’utilisation de notre temps par rapport à l’époque d’avant l’invasion numérique.
Notons d’emblée ici, parce que cela est curieux, que les principaux acteurs culturels français ont tous leur page Facebook, leur compte Twitter, et qu’ils ne savent pas qu’il existe d’autres moteurs de recherche que Google. Attardons-nous un instant sur ce point emblématique. Ixquick est un moteur totalement confidentiel, à l’inverse du monstre Gooooooogle. De plus, ce moteur trie les demandes des internautes : pas de pornographie via Ixquick, tandis que Google s’en réserve le monopole intégral puisque les seules vidéos porno qu’il remonte sont, en décembre 2011, toutes des vidéos Youtube… c’est-à-dire Google, auquel appartient Youtube. Google annonce le règne de l’instantanéité, qui réduit le futur à une nanoseconde et la planète à une tête d’épingle, mais qui nous accorde à tous le don d’ubiquité. Son exhaustivité supposée est trompeuse car le page rank de Google – le classement des sites proposés – favorise à outrance les sites marchands pour de banales raisons financières. Google comporte un projet totalitaire de surveillance généralisée, dont Google Earth et Google Street View ne sont que des signes avant-coureurs. Google affiche la volonté, en cours de réalisation à travers Google Livres (Google Book Search), de numériser la totalité du patrimoine écrit mondial, ce qui correspond à une vision dictatoriale d’une intensité encore jamais entrevue, que des articles de thuriféraires comparent pourtant à la « révolution Gutenberg »… C’est enfin le fichage généralisé des internautes puisque c’est en cataloguant les recherches que nous saisissons sur son moteur que Google revend nos profils à des entreprises privées qui ciblent ainsi leurs messages publicitaires (97 % du chiffre d’affaires de Google provient de la publicité et la firme dégage un taux de profit d’environ 30 %, ce qui est énorme). Le comble est que ses dirigeants, Brin et Page, ne se cachent absolument pas de leurs intentions totalisantes, pour ne pas dire totalitaires. Et pourtant, nous continuons d’utiliser Google, Gmail, Google Map, etc.
La prétendue fracture générationnelle accrédite une vision politique et culturelle de type « colonialiste ». En assénant ce mythe à longueur d’articles et d’analyses, on finit par nous convaincre que les digital immigrants doivent apporter aux digital natives le contenu, les connaissances et la réflexion que cette « dumbest generation » (« la génération la plus bête »…), selon le titre d’un best-seller sur ce thème, est incapable d’avoir par elle-même. Cet apport lumineux de la Vérité et de la Connaissance a ses héros et avait même son dieu, Steve Jobs. Désormais, ce sont les Zuckerberg (Facebook), Bezos (Amazon) et surtout Brin et Page (Google) qui montrent la voie.
Toute fracture doit être réduite, et voilà le grand défi que (se) lancent désormais les élites culturelles françaises : résorber une fracture numérique qu’un discours intellectuel s’est acharnée à peindre depuis dix ans comme une fracture générationnelle, alors qu’elle est en dernière analyse une évolution fondamentale dans l’usage que, tous, nous faisons de notre temps. Puisque, selon la vision majoritaire, l’écran concurrence le papier, il faut lâcher le papier. Pour les adeptes les plus convaincus du numérique, le papier va même contre le numérique, et le favoriser reviendrait à nous enfoncer dans les sables mouvants d’un traditionalisme aux émanations rétrogrades voire réactionnaires.
Il y a sans aucun doute combat entre les médias, papier, numérique, télévision ou radio : plus nous passons du temps avec l’un, moins nous en aurons pour les autres, nos journées n’étant pas extensibles. Mais les usages ne sont pas équivalents : l’écran apporte autre chose que le papier, que celui-ci ne pourra jamais apporter. Facebook et les réseaux sociaux, Myspace, les SMS et les messageries instantanées, Google pour connaître les horaires d’avions ou des dernières frasques des people, tout cela, le papier ne pourra jamais le faire. Est-ce si grave ?
En réalité, la question de fond pour le monde de l’édition papier ne devrait pas être de faire jouer au texte un rôle équivalent sur les écrans à celui qu’il a sur le papier, et par conséquent de passer au numérique, puisque les jeunes n’utilisent pas les écrans pour lire. Nous devrions plutôt donner envie aux jeunes de continuer à lire, dans un premier temps. Cette lecture se fera pour l’essentiel sur du papier – même si l’hypothèse de sa disparition reste posée. Sur le terrain des écrans, le contenant est déterminant, de deux façons. D’abord, une tablette fait paraître son utilisateur plus moderne, jeune et cool, du moins dans certains milieux. Ceux-là sont déjà passés au numérique ou vont y passer, et ils sont pour le moment très peu nombreux, bien moins que les prévisions technophiles de ces dernières années : 1 % en 2011 du marché du livre en France est numérique. Ensuite et surtout, sur le plan de la stratégie économique globale, les fournisseurs de tablettes (Google avec Android, Amazon et son Kindle, Apple et iPad…) sont des monstres de taille globale, qui sont bien mieux placés que n’importe quel éditeur français pour négocier du contenu. Ce sont eux qui dictent déjà leur loi aux maisons d’édition qui signent des contrats avec eux.
Rappelons ici que dans les années 1997-2007, une maison d’édition aussi importante que Hachette a perdu son combat pour imposer une encyclopédie multimédia, comme l’on disait alors, face à l’apparition du moteur de recherche, qui l’a concurrencée puis l’a vaincue. Larousse aussi a perdu sur ce terrain. On peut raisonnablement penser qu’aujourd’hui, les éditeurs de documentaires pour la jeunesse qui passent des contrats numériques avec Google, Amazon ou Apple y résisteront encore moins…
Nous nous trouvons donc dans la situation où certains éditeurs français ont décidé de devenir des fournisseurs de textes pour des jeunes qui les liraient à travers des tablettes, tout en n’apportant absolument aucune preuve de leur capacité à imposer les contenus qu’ils créent de par leur métier à des sociétés qui s’en moquent bien. De plus, ils ne peuvent s’appuyer sur aucune étude montrant que les jeunes préfèrent lire sur écran plutôt que sur papier puisque cela est faux ! Encore une fois, l’écran ne concurrence pas le papier, puisque ce qu’on regarde sur l’écran n’a rien à voir avec ce que publie le papier. Et avec la tablette, c’est Goliath qui décidera de ce qui va y apparaître. Ces contrats passés avec les fournisseurs de tablettes risquent d’affaiblir la filière papier. Les éditeurs qui continueront d’éditer du papier avant de passer au numérique pourraient être amenés à se cantonner sur les segments papier les plus favorables commercialement et sur ceux qui leur paraîtront numérisables, pour accélérer éventuellement le mouvement de fuite vers le digital. Nous risquons de voir le papier dériver vers la vieillerie, les productions les plus innovantes étant destinées au numérique. Cela supposera un énorme séisme dans toute la chaîne du livre, qui pourrait disparaître de fait : les libraires deviendront inutiles, les diffuseurs distributeurs aussi.
Précisons un point : écologique. L’un des arguments massifs pour la tablette est qu’elle polluerait moins que le papier. En réalité, si l’on peut en effet bourrer un millier de bouquins sur une tablette, cela ne correspond pas au nombre de livres qui seront réellement lus. En effet, une tablette ne durera en moyenne, selon les fabricants eux-mêmes, qu’à peine plus d’une toute petite année, durée correspondant à celle de la garantie… Au terme de cette vie réduite, la tablette ne fonctionnera plus, ou deviendra vite obsolète car l’utilisateur ne pourra plus la connecter aux nouvelles générations de matériel, selon un processus qu’il serait aberrant d’ignorer puisqu’il est en vigueur à tous les étages de l’économie globale. Or, produire une tablette pollue autant que l’impression d’une quarantaine d’ouvrages, et un lecteur de quarante livres par an est, à notre époque, un très bon lecteur. Les technophiles outranciers maquillent donc la réalité en accordant aux tablettes une longue durée de vie et aux lecteurs une capacité infinie à dévorer des romans.
Face à un tel défi, qui repose en grande partie sur une non-compréhension fine du phénomène, que faire ? Le papier a encore des atouts. Les politiques éditoriales continuent d’exister et la création n’est pas déjà menacée. C’est au niveau de la diffusion du livre papier que tout va se jouer. C’est aussi là que tout peut s’améliorer. L’un des principaux atouts du numérique est son instantanéité, son principal défaut son obsolescence. Le livre n’est jamais obsolète ; il jaunit mais n’a pas besoin de connectique pour fonctionner, et il peut être lu au cours de sa vie par plusieurs lecteurs. Le livre, qui ne peut être « instantané », peut néanmoins arriver plus vite chez le lecteur qu’en suivant le circuit traditionnel. Imaginons un site web centralisé (puisque tout le monde a un accès au net de nos jours !) de tous les éditeurs et libraires, auquel pourront avoir accès tous les lecteurs, donc acheteurs potentiels de livres. En tapant le nom du livre, le lecteur apprend aussitôt, via le site, si le livre est disponible et dans quelle librairie proche de chez lui il peut aller le chercher ou le commander. Dans les zones rurales et même dans les petites villes, voilà qui est très utile et ôterait des parts de marché à Amazon, qui n’arrête pas de grandir et menace la diversité et la création culturelle.
Or, cette plate-forme existe déjà, elle s’appelle Place des Libraires (placedeslibraires.fr) ; le site demande sans doute à être amélioré, mais la base est là et bien là ! De plus, il semble que cette idée soit également déjà mise en place au Canada. Cette voie doit être poursuivie et amplifiée, et c’est une bonne chose qu’une telle plate-forme existe déjà, même si elle est encore très peu utilisée. Il faut d’autre part renouer des relations fortes entre libraires, éditeurs et auteurs. Les libraires sont indispensables à la création, parce que si les textes ne passent plus que par des monstres comme Android ou Kindle, alors la visibilité de ce qui se fait à la marge disparaîtra définitivement. C’est le phénomène de l’« anti-longue-traîne ». La » longue traîne » devait être, selon son inventeur et promoteur, Chris Anderson, une nouvelle forme d’économie : grâce au web, les grosses sociétés globales allaient entraîner dans leur sillage les petites sociétés, et dans cette longue traîne, tout le monde avait une chance de réussite. Quelques années plus tard, cette thèse économique fameuse qui annonçait un bouleversement global inouï s’avère erronée ; son propre auteur a reconnu qu’en réalité c’était l’inverse qui s’était produit : l’architecture du web a facilité et amplifié le phénomène de concentration. La preuve : la plupart d’entre nous ne connaissent qu’un seul moteur de recherche et un seul réseau social ! Par ailleurs et toujours pour redonner du punch à la librairie, les éditeurs devraient prendre l’engagement solennel de ne pas numériser un nouvel ouvrage édité sous forme papier avant un délai minimum, que l’on pourrait fixer à un an à partir de la date de parution. Une telle mesure existe aux États-Unis, mais avec un délai beaucoup plus court du fait de l’engagement insensé dans le numérique des plus grands éditeurs et des deux plus importants libraires, Amazon, bien entendu, et Barnes & Noble. Il est urgent d’organiser de véritables assises nationales sur le thème du livre papier et numérique, pourquoi pas à Marseille en 2013 puisque cette ville sera alors la capitale culturelle de l’Europe. Nous pourrons y tracer ensemble, libraires, éditeurs et auteurs, des perspectives crédibles de développement – et pas seulement de maintien à flot de notre activité – de l’ouvrage papier. Plus que jamais, l’information et la réflexion peuvent revenir au cœur de ce monde, sans oublier que la distraction ou le bonheur de lire un roman n’avantagent pas en soi une tablette plutôt qu’un bouquin de papier !
Le 1er février 2012. Contact : ph.godard free.fr
PS : Pour nourrir la réflexion, on peut lire avec profit The Digital Divide, compilation par Mark Bauerlein d’articles fondamentaux pour et contre Facebook, Google et tout ce qui concerne le cybermonde (Tarcher/Penguin, 2011). Bauerlein est l’auteur de The Dumbest Generation (Tarcher/Penguin, 2009). Michel Desmurget, dans TV lobotomie, montre lui aussi l’usage que nous faisons de notre temps passé devant un écran (Max Milo, 2011). Et pour chercher davantage d’informations sur le net, lançons nos requêtes via Ixquick !
Bien . Il faudrait organiser des rencontres avec participants pas trop débiles (je sais , c’ est dur ) sur ce Sujet , car il s’ agit tout de même de l’ instauration obligatoire , contrainte, de force, d’ une sorte d’ "ANNEE ZERO" : Avant & Après le numérique ...
Une révolution PUREMENT technologique -du moins à priori- mais pas POLITIQUE -qui fuit le politique même ! ... ( Révolution justement au sens littéral de l’ instauration d’ une année zéro , et d’ une espèce d’ abolition du Passé dont il s’ agira désormais de faire table rase : Qu’ en pensez-vous ? Vs pouvez nous écrire à : das (dot) augenlicht (arobase) gmail (point) com
Oui, je pense aussi qu’il faudrait au minimum structurer quelque chose du côté de la réponse à la propagation sans critique du numérique. Justement, il se passe quelque chose à Paris le 8 septembre à 14 heures à la maison Verte, mais vous, vous êtes au Québec, c’est bien ça ? Sinon, oui, les tenants de cette "révolution" (oui, une vraie !) cherchent à instaurer là quelque chose de profondément totalitaire, puisqu’en faisant table rase du passé, de NOTRE passé, ils prétendent finalement constituer l’exclusivité de leur pouvoir. Sans cette technologie, point de salut ! C’est une entreprise totalitaire au sens de Arendt. encore une fois, excusez mon retard à répondre, j’avais zappé ;-) votre commentaire, c’est sûr ! Philippe Godard