des idées derrière la tête
Rodolphe Christin : Votre documentaire, Une tente sur Mars, est un document à la fois sensible et intelligent. Il se situe à la croisée des chemins entre l’analyse politique et l’expression poétique d’une vision d’un monde qui cède et qui résiste à la fois. Les successions de plans fixes élaborent une ambiance “martienne” très réussie. Je ne sais pas comment vous avez repéré le personnage principal, « Tite », mais c’est une trouvaille, avec son regard singulier, sa réflexion, sa nostalgie, sa présence.
Une chose m’a cependant troublé : vos commentaires, ainsi que le recours aux images d’archives, donnent au propos sur le territoire amérindien un côté revendicatif ; j’ai pourtant l’impression que la majorité des gens de Schefferville, du moins ceux qui s’expriment dans votre documentaire, ont lâché le morceau et n’y croient plus beaucoup. Sauf peut-être Tite, le personnage principal, et encore, je n’en suis pas vraiment convaincu... Il est très nostalgique. Il semble aussi très seul.
Le diagnostic d’ensemble n’est pas très réjouissant mais il faut bien regarder la réalité en face. Ce documentaire nous y aide et c’est sa vertu cardinale.
Luc Renaud : Tite était mon voisin à l’école...en fait, il vivait dans un appartement avec sa famille dans un couloir près de ma classe. Nous avons fraternisé et il est, de fil en aiguille, devenu le personnage principal du film. Je te dirai que les gens de Schefferville sont très attachés au territoire...du moins les plus vieux. Le paradoxe est que ce sont les plus jeunes qui sont le plus politisés (à part Tite et quelques autres), qui revendiquent le plus fort, mais qu’en même temps, ils ne fréquentent que très peu le territoire. Les plus âgés y sont attachés pour des raisons traditionnelles (chasse et pêche) tandis que les plus jeunes y voient le fort potentiel économique.
Rodolphe Christin : Cette vision économique du territoire rapproche-t-elle les plus jeunes générations innues des entrepreneurs allochtones ? Pourrait-elle favoriser un compromis (mais sur quelles bases ?) pour l’exploitation du territoire ?
Luc Renaud : Ce sont des questions difficiles à répondre car il y a encore beaucoup d’obstacles législatifs limitant l’esprit d’entrepreneuriat des Innus et les possibles partenariats avec les allochtones. L’obstacle majeur est le statut d’Indiens défini par la Loi sur les Indiens – datant de 1876 – auquel l’ensemble des Premières Nations est soumis et qui limite l’accès au crédit nécessaire pour lancer une entreprise. Par exemple, à l’intérieur de la réserve, le territoire est limité à un droit d’occupation. En d’autres mots, le terrain sur lequel un autochtone vit et la maison qu’il habite ne lui appartiennent pas, ils sont la propriété de la Couronne. Conséquemment, ils ne peuvent faire l’objet d’une hypothèque, ce qui limite l’accès au crédit car les banques n’ont aucune garantie sur l’émission d’un prêt. Donc, quels que soient son revenu et sa solvabilité, un Autochtone ne pourra emprunter pour lancer ou participer à une entreprise. Bien sûr il existe des moyens de contourner la loi, mais ce sont des procédures complexes pouvant décourager même les plus motivés. Difficile alors d’imaginer un compromis si les premiers concernés ne disposent pas des mêmes droits que leur vis-à-vis.
Martin Bureau : Concernant le sentiment d’abdication des gens de Schefferville, il est utile de préciser que l’oppression dont ils font l’objet depuis toujours les a constitués en victimes. La dégradation du tissu social, presque généralisée chez les autochtones, a également miné leurs compétences et expertises. Aujourd’hui, avec le fameux Plan Nord mis en place par le gouvernement actuel et visant une nouvelle vague de développement, la même rhétorique industrielle que dans les années 50-60-70 domine, dans le déni des peuples autochtones face au territoire. Il est utile de rappeler que la Convention de la Baie James et du Nord québécois (1975) procédait d’une entente territoriale avec les Inuits et les Cris (en gros, de l’argent contre le droit d’exploitation du territoire), mais pas les Innus dont le territoire revendiqué, le Nitassinan, croise pourtant les ententes conclues avec les autres Nations. En 1978, les Naskapis ont ainsi rejoints la convention, allant même jusqu’à céder les droits territoriaux de leurs voisins, les Innus ! D’ailleurs, lisez la lettre plus bas (Cf. Annexe), publiée dans Le Devoir du 11 octobre 2011, ce véritable cri de désespoir venant de Ghislain Picard, Chef de l’assemblée des Premières Nations, que nous citons en ouverture de notre film. Cette lettre aurait pu être écrite en 1975. C’est ce qui personnellement m’irrite : la perte de mémoire historique et le non-respect des engagements passés. En témoigne La Paix des Braves, cette entente au titre pompeux signée par le gouvernement du Québec en 2002 : elle visait essentiellement à réparer les promesses non-tenues par le gouvernement de l’époque lors de la Convention de la Baie James et du Nord québécois ! Et que voit-on en 2011 ? Les Innus revendiquer le droit au territoire, jamais cédé, alors qu’Hydro-Québec construit un barrage sur la rivière Romaine et les Cris réclamer leur part du gâteau dans les ententes conclues entre le gouvernement et les minières ! Aujourd’hui, pas une journée ne passe sans que les médias ne rapportent de nouveaux irritants du Plan Nord. Toutes les nations autochtones souhaitent que les ententes territoriales, en fin de compte, ne soient plus qu’une signature sur un papier. Ce matin, par contre, de nouveau dans Le Devoir, on voit poindre une avancée positive alors que les Cris négocient leur part dans la construction de la route envers les Mont Otish, sur 250 kms, où la minière Stornaway Diamond exploitera un gisement. Cette route croise plusieurs territoires de trappe et les Cris se sont mobilisés afin de prendre part au chantier. Ainsi, ils pourraient obtenir le contrat de construction de la route sous parrainage de sociétés tenues par des Blancs. Car comme je le disais d’entrée de jeu, la dégradation du tissu social autochtone a également fragilisé les possibilités d’initiatives industrielles autochtones. Espérons donc que cet exemple constituera le début d’une longue suite positive de l’émancipation entrepreneuriale autochtone. Et que le gouvernement du Québec cessera de négocier au cas par cas et surtout, qu’il osera affronter les problèmes qu’il a créés face aux Innus.
Rodolphe Christin : En bon Français (je me souviens d’un Québécois m’affirmant que ce souci des Amérindiens était, selon ses mots, typiquement français, même si vous deux prouvez le contraire), les peuples amérindiens m’intéressent beaucoup même si avec le temps mes motivations changent à leur endroit. Il est clair qu’il existe une forme d’idéalisation dans ce que nous appelons le « rapport au territoire », comportant un mélange d’écologie et de mythe du bon sauvage. Ceci dit, cela ne doit pas masquer les enjeux actuels, et bien réels, liés notamment à l’exploitation des ressources. Lorsque j’évoquais cette sensation de solitude et d’isolement, je la retrouve encore en lisant cet article. Il y a un effet “dernier des mohicans” pris sous le rouleau compresseur de l’histoire et du “développement”. Y-a-t-il au Canada un mouvement d’opinion sur ces questions, voire même un mouvement de masse qui pourrait réunir intellectuels, associations de premières nations et mouvements “altermondialistes”… ou s’agit-il d’un refus exclusivement autochtone ? Vous me direz que le fait que vous ayez reçu un prix pour votre documentaire est révélateur d’une conscience du problème, à laquelle vous contribuez d’ailleurs. Mais en termes politiques ?
Martin Bureau : Vous savez peut-être qu’un des grands documentaristes du Québec sur la question autochtone est Français : Arthur Lamothe. Celui-ci, de par sa position devenue « extérieure » sur le fil du temps (l’Européen versus le Québécois), a su rapidement gagner la confiance des Innus. Et livrer leur authenticité. Ce que nous, en tant que Québécois de souche, avons eu du mal à faire. Merci à Tite pour la confiance, par ailleurs gagnée par Luc en sa qualité d’enseignant à Schefferville. Cette expérience lui a donné la légitimité face aux Innus. Lors de nos séjours dans le nord, en tant que cinéastes de connivence avec la revendication territoriale des autochtones, quoique nous disions, nous portions la position du colonisateur. Nous étions donc un vecteur de méfiance. Comme, j’imagine, tout peuple colonisateur face à la colonie. Malgré le fait que nous étions empathiques et d’accord sur la base de leurs revendications territoriales, nous suscitions le doute. Mais nous les comprenions. Comment faire confiance à quelqu’un qui te ment avec un sourire depuis 400 ans ? Tite nous parlait comme si nous étions Jacques Cartier... Ce qui donna au film une couleur intéressante.
Je suis d’accord avec vous sur la lettre de M. Picard, et le lien avec les Mohicans. C’est ce qu’il y a de plus difficile à digérer lorsque l’on s’intéresse de manière historique à la question. Rien ne bouge et les mauvais paradigmes industriels et politiques que l’on croyait dépassés refont surface dans le même opportunisme et la même arrogance qu’en 1950.
Il existe au Canada plusieurs mouvements d’opinions qui sont conscients de la question autochtone. Mais il manque peut-être une entité nationale qui chapeauterait tous ces mouvements. N’oublions pas toutes les divisions inimaginables entre les nations autochtones, qui sont 11 au Québec seulement, et comment ces divisions sont alimentées de manière classique par le potentat étatique, notamment en jouant le jeu des négociations à la pièce, au lieu de procéder à des ententes globales. Il ne s’agit pas d’un refus exclusivement autochtone, quoique le soutien ne se trouve pas du côté de la population en général (manipulée par la politique et l’industrie), mais plutôt du côté de la gauche intellectuelle.
Comment faire face à de tels paradoxes : en 2008, le Canada signe tardivement et sous pression internationale la Déclaration de l’ONU sur les droits des peuples autochtones (que vous avez vu dans notre film), lesquels droits parlent essentiellement de droits face au TERRITOIRE. En 2011, un gouvernement provincial canadien (Québec) réitère une politique industrielle digne des années 50, obligeant les mouvements contestataires à se réunir afin de faire appel au juridique. Or, les réunions et la cohésion de la parole sont difficiles avec les divisions internes, les blessures du passé. Le juridique demandant des moyens, le champ est donc libre. Les vautours rôdent consciemment.
Le problème est grave, la plaie est profonde et les changements politiques, trop lents à survenir.
Il est vrai que du point de vue de la France, il est confortable d’idéaliser le rapport au territoire des autochtones. Mais la question est plus complexe, comme on le voit, que le bon sauvage qui ne désire que conserver la pureté de sa terre. Les autochtones, excédés de la spoliation, veulent participer au développement du Nord et profiter de la richesse de la terre. Et on s’entend, la richesse c’est le bois, les mines, les barrages, le récréo-tourisme.
Comment s’opérera l’évolution des mœurs du colonisé face au colonisateur (et vice-versa) sur la question territoriale autochtone ?
En bon Français, comme vous dites, avec l’histoire coloniale que vous portez, vous avez sûrement une très bonne idée sur la question ?
Rodolphe Christin : Disons (brièvement car il est l’heure d’apporter une conclusion provisoire à nos propos) qu’on peut imaginer chez le dominé une oscillation, contrastée et paradoxale, entre imitation du dominant et revendication identitaire…Nous avons ici, bien entendu, le sujet d’une réflexion à développer et même le thème d’un prochain documentaire…
Lettres - Plan Nord : l’ours est encore vivant !
[Paru dans Le Devoir, par Ghislain Picard - Chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, Wendake, le 11 octobre 2011, Québec.]
« Il est tout à fait scandaleux et totalement insultant de voir les premiers ministres Fillon et Charest se déguiser en nouveaux « découvreurs » de ces prétendus territoires vierges du nord du 49e parallèle du Québec, faisant la promotion de cette nouvelle fièvre klondikienne du XXIe siècle. XXIe siècle ou XVIIe siècle ? Les Indiens ? Quels Indiens ? On croit rêver !
Nous, comme Premières Nations de ces territoires qu’on présente au monde comme étant des territoires vierges et offrant au premier venu des ressources à perte de vue, devons encore une fois rappeler au gouvernement du Québec qu’il a des obligations envers nos peuples qui n’ont rien à voir avec les devoirs du gouvernement provincial envers ses municipalités.
Combien de fois faudra-t-il le rappeler, en vertu de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones que le Canada a endossée et qui s’applique au Québec indépendamment du cadre constitutionnel : le Québec doit consulter et accommoder nos peuples sur des bases qui ne sont pas celles applicables aux municipalités. Les municipalités sont des créatures du gouvernement du Québec, pas les Premières Nations. Et cela, Jean Charest le sait très bien. Autrement dit, on ne consulte pas les Innus d’Ékuanishit selon les mêmes règles que l’on utiliserait pour consulter Havre-Saint-Pierre. Pourquoi ? Tout simplement parce que celle-ci ne peut pas prétendre aux mêmes droits que les Innus. C’est de cette réalité que le premier ministre ne parle pas lorsqu’il parle du Plan Nord au Québec, et encore moins en Europe.
Il y a des questions fondamentales qui doivent être posées au gouvernement du Québec et il revient au premier ministre d’y répondre. Ses pirouettes politiques autour des nombreuses controverses entourant le milieu de la construction jointes à l’inaptitude de son gouvernement à prendre la seule décision évidente à prendre, soit celle de tenir une commission d’enquête publique, soulèvent des doutes sérieux quant à sa sincérité sur les questions qui touchent nos communautés dans le contexte du Plan Nord.
« Les Indiens » sont-ils vraiment tous d’accord pour laisser leurs ressources au premier venu ? À sa place, je vérifierais avant de vendre la peau d’un ours qui est toujours bien vivant. »
Ghislain Picard - Chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, Wendake, le 11 octobre 2011.