des idées derrière la tête
Le concept d’enchantement est cher à l’anthropologue Yves Winkin. Celui-ci a su voir son intérêt pour comprendre l’expérience touristique. Ce concept s’entend, pour faire bref, comme un marché de dupes — mais de dupes volontaires, soucieux de sauvegarder leur inconscience.
D’un côté, le touriste doit ignorer, comme son désir l’y invite, les coulisses notamment économiques (et pour ma part j’élargis cette attitude aux coulisses de l’ingénierie touristique dans son ensemble) de la production de son plaisir. De l’autre, le manager de produits touristiques doit provoquer l’illusion d’un monde parfait et paradisiaque sans jamais autoriser l’accès de son client au dessous des affaires.
Dit autrement, en termes plus rigoureux empruntés à Filareti Kotsi, « l’enchantement se passe à deux niveaux : celui de la production et celui de la consommation. Il atteint son niveau culminant par la mise en scène des professionnels et par l’intériorisation du principe de la dénégation des relations économiques par les deux parties, accentuée par l’état liminal où se trouve le voyageur ».
Le voyage touristique repose donc sur l’échange d’une illusion. Celle-ci fait fi de la dimension intéressée et pilotée de la relation touristique, établie entre le touriste et ses hôtes. Parmi toute la gamme des prestations de services fournies par l’industrie touristique, il en est une qui apparaît, dans certains cas et en certains lieux, particulièrement emblématique de cette dénégation. Je veux parler de cette prestation qui englobe les relations entre visiteurs et visités ordinairement qualifiées de « tourisme sexuel ».
Il se trouve, en effet, qu’en lisant No money, no honey, le livre du sociologue Sébastien Roux sur le tourisme sexuel dans le quartier thaïlandais de Patpong, à Bangkok, vient aussitôt à l’esprit, comme une évidence, le caractère précisément enchanté, au sens entendu ci-dessus, du tourisme sexuel made in Bangkok. Dans son livre Sébastien Roux fait d’ailleurs explicitement référence au concept d’enchantement.
Ce constat ne relève pas d’une provocation gratuite ou d’une quelconque marque de cynisme. Il s’agit d’analyser un jeu de l’esprit et une subtilité de l’imaginaire comme celui-ci sait tant en produire pour nous aider à nous représenter la réalité d’une manière attractive, voire séduisante, tout en masquant les rapports asymétriques et les contraintes, économiques notamment, qui sous-tendent et animent les relations humaines en jeu. Autrement dit, inspiré par Bourdieu, avec l’enchantement il s’agit de ne pas (vouloir) voir la vérité de l’échange. Vérité que chacun suppose et connait mais ne souhaite pas reconnaître.
Déjà, explique Sébastien Roux, Patpong regroupe des lieux de prostitution touristique se distinguant des lieux de vie quotidienne des habitants de Bangkok. Ils se distinguent même des lieux de prostitution dédiés aux Thaïlandais. Ancrés dans une territorialité spécifique, explicitement orientés vers une demande occidentale, ils ne sont pas des espaces sans foi ni loi. Au contraire ils obéissent à des « règles et à des codes spécifiques (clientèles, tarifs, pratiques, etc.) ». Les rencontres n’y sont pas spontanées et ne relèvent pas du hasard de la découverte. Les filles attendent le client dans des espaces spécialisés ; le client sait quant à lui que, de toute évidence, ici l’attend une offre diversifiée de filles faciles, s’il y met les moyens. Patpong est un marché. Point. Si l’on s’engage plus loin dans l’économie de la relation telle que le sociologue la décrit, on fait semblant de s’étonner que la vénalité ne soit pas le motif exclusif des échanges entre Thaïlandaises et Occidentaux. Elle apparait subordonnée, au moins dans les discours, à d’autres formes d’attention relationnelle centrées sur ce qui apparaît comme de l’affectivité. Des relations suivies se nouent parfois dans les go-go bars, et l’on parle régulièrement de la liaison entretenue avec ses « petits amis » ou ses « petites amies » en ne s’attardant pas sur leur dimension économique. « Et, à l’achat objectif de services sexuels s’adjoignent d’autres formes de rétributions (matérielles, sociales, symboliques, affectives, morales, etc.) » Or ce sont ces autres types de rétribution qui sont valorisés et mis en avant par les protagonistes, lesquels prennent parfois, une fois le touriste regagné ses pénates, la forme de déclarations d’amour épistolaires, par exemple.
Il devient alors judicieux d’introduire le concept d’enchantement pour analyser le type de relation et de dénégation qui s’établit entre la prostituée et son client, et vice versa. L’enchantement autorise ainsi toutes les aventures et justifie leur pertinence, sans provoquer ni culpabilité chez l’un ni sentiment de stigmatisation chez l’autre. La morale et l’estime de soi sont saufs. Je me suis même demandé un instant si le sociologue ne contribuait pas à préserver cet enchantement en écrivant : « si les prostituté-e-s ne peuvent être réduit-e-s à leur sexe, il en va de même pour celles et ceux qui paient leurs services et pour lesquels la sexualité commerciale n’est pas a priori plus naturelle ou évidente ».
C’est parce que l’enchantement est une illusion justificatrice, mais aussi parce qu’en face la morale s’érige comme un rempart teinté d’hypocrisie, qu’un livre comme Plateforme, de Houellebecq, se distingue et fait un tabac, doublé d’un petit scandale de jeunes mariés trop prudes. Il fait irruption dans la conscience collective, piétinant la morale tout en dissipant l’enchantement. Ce qui, en matière de tourisme sexuel, ne peut que prendre l’allure du cynisme - un cynisme en l’occurrence parfaitement assumé par l’auteur. Scandale parce que le livre révèle ses dessous relationnels avec une certaine forme de complaisance amusée et distante. Ainsi l’écrivain, à la parution du roman, jeta un froid chez des critiques conventionnellement timorés — plus que dans l’opinion qui, pour tout dire, n’en a pas eu grand-chose à faire. En démasquant les logiques de défoulement des riches du Nord chez les pauvres du Sud, Houellebecq a tout simplement réalisé dans ses pages l’équivalent symbolique d’exposer du linge sale en public, et la partie la plus vociférante de ce public fit semblant de s’offusquer pour mieux défendre sa virginité d’apparence. Voilà ce qui arrive lorsqu’on affronte la vérité nue, et non assumée, de l’échange.
A lire :
Filareti Kotsi, « L’enchantement d’un pèlerinage flottant. Le cas du Mont Athos, Grèce ». Recherches en communication, n°12 (1999).
Sébastien Roux, « No money, no honey. Economies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande ». La Découverte, 2011.
Michel Houellebecq, « Plateforme ». Flammarion, 2001.