des idées derrière la tête
“La vie fleurit par le travail, vieille vérité : moi, ma vie n’est pas assez pesante, elle s’envole et flotte loin au-dessus de l’action, ce cher point du monde.”
Arthur Rimbaud
Une phrase ancienne, recueillie dans les Carnets, qui résonne aujourd’hui dans le temps que nous vivons : « L’essentiel de notre vie n’est surtout pas dans l’obligation d’un travail mais plutôt dans son contraire : la flânerie, le désœuvrement. [1] En d’autres temps, cela m’aurait valu l’opprobre, la relégation ou la déportation. Si la poésie était un travail, il suffirait de s’y mettre, de déployer un labeur, d’organiser son temps, des fiches, d’accumuler des savoirs, des réseaux, des connaissances, d’arracher les diplômes à l’université conquérante aujourd’hui mise à mal, de passer à l’acte, d’écrire dans l’aventure programmée, puis de la consommer avec d’autres, de la partager, d’en partager l’essence à travers conférences, lectures, débats. C’est le destin, cela, de quelques-uns. Ils accumulent, entassent, puis digèrent. Cela, c’est la culture, ce par quoi les hommes vivent et meurent. Cela vaut si les dés ne sont pas pipés, si un grand nombre d’entre nous peut avoir accès à ce qu’une civilisation offre de meilleur, sinon à quoi bon. Pourquoi l’art ne serait-il qu’à portée de la main de quelques-uns, excluant des foules entières ? Voilà pourquoi lire, écrire, voir, regarder, contempler, échanger sont ce terreau essentiel qui peut faire du petit d’homme un géant attentif à l’abeille, à la course du soleil, aux nuages paresseux, à la plainte, à la joie, à la beauté, et non à la barbarie dévastatrice dont on voit les démons renaître à nouveau. Cela, c’est un possible, celui de toute société ouverte, bienveillante. Mais une telle société a-t-elle jamais existé ou demeurera-t-elle à jamais une utopie ?
Tous, nous avons eu vent de l’expression d’Arthur Rimbaud, poète s’il en fut, jusqu’à l’extrême de l’aventure, comme jamais ça ne s’était produit avant lui et ça ne se reproduirait après lui, Rimbaud faisant le tour de la question, se hissant au sommet d’un impossible, puis le dévorant par son bond brutal dans la réalité, nous léguant cette phrase : « J’ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue.- Quel siècle à mains !- Je n’aurai jamais ma main. Après, la domesticité mène trop loin. L’honnêteté de la mendicité me navre. Les criminels dégoûtent comme des châtrés : moi, je suis intact, et ça m’est égal. »
Plus tard la vie lui fit affiner sa perception. Commerçant il devint, peut-être marchand d’armes. C’est ce que tressent les légendes documentées, les commentaires savants.
Pourtant il ne viendrait à l’idée de personne, surtout pas à un créateur, de dénoncer le travail en tant que tel alors que tant en manquent, justement, de travail pour le toit et le pain, les enfants, l’ordinaire des jours. Le travail n’est pas la santé, mais la nécessité, l’acte de creuser, de produire, de créer en échange d’argent, de monnaie, d’esclavage ou de liberté. Puis Rimbaud disparaîssant pour entrer enfin dans le labeur d’Aden et d’Éthiopie, gagner trois sous, voire faire fortune, caressant l’espoir d’ avoir ainsi un fils qu’il pourrait, qu’il saurait élever sur les remparts de la vieille Europe. Nous connaissons la suite. Point de fils, point de fortune vraiment, mais l’errance, l’exténuation et la mort. Quant à la poésie, chez lui, elle fut une sorte de miracle, une aventure inégalée, inégalable, révolutionnaire dans son essence même, sa trajectoire solitaire, puis envoyée promenée, le Verbe ne suffisant plus, Arthur lui préférant l’immense leçon du grand silence. Foin des bêtises d’enfance, l’amour est à réinventer, la Voix doit être au sommet sinon motus, motus, qu’on me foute la paix, je suis enfin rendu à la Terre, honorons le travail, partons et ne partons pas ! « Plus de mots. J’ensevelis les morts dans mon ventre. » [2]
Tous les poètes, les artistes ne sont pas des rentiers. Certains viennent au contraire des pauvretés profondes et leur vie est un champ d’obstacles qui importe.
La question du travail pose la question du temps passé au travail, de la souplesse dont dispose celui qui vend sa force, ses compétences, en échange d’un salaire. Cela mérite le respect, car l’on sait l’énergie requise, la santé mise à mal, les sauts d’obstacles, les humiliations, les peines, les très rares reconnaissances, la mort parfois pudiquement appelée, « accident du travail » car le travail pour toutes et tous, c’est souvent la mise à genoux, une forme de pliage ordonné par qui commande, érige des règles, donne des ordres. Le créateur est là dépossédé de sa création, qui n’en est parfois même pas une... Un simple produit qui inondera justement « le marché du travail. » Le travail est policé pour l’accumulation capitaliste qui rapporte gros à quelques-uns, faisant pour la plupart d’entre eux (en particulier aujourd’hui, en raison d’une accélération d’on ne sait quoi) des prédateurs, les biens terrestres ayant été abandonnés aux appétits féroces, saisis comme des proies : l’air, l’eau, le sang, la terre, l’intelligence, toutes les formes de la vie sont soumises aux lois de l’argent qui règne en maître. Aucun aspect de la vie humaine qui ne soit touché. Même l’amour est contaminé par ce poison. Ce serait presqu’à désespérer si le Vivant ne venait là pour s’opposer enfin, résister. C’est aussi une loi de la vie. La seule qui nous fasse espérer. La poésie notamment, qui est la beauté, la vérité peut-être dans le langage, une éthique du langage prenant source au cœur même des choses, au cœur du monde, souvent à partir du plus petit, de l’infime, du plus fragile, du moins protégé. Voilà pourquoi l’acte créateur poétique participe absolument du Vivant, voulant permettre, étendre la liberté de chacun. Après des désastres ou des victoires, il ne reste souvent presque rien, des ruines, quelques pages, des poèmes, des verbes, des mots que les Hommes s’emploient à faire circuler encore pour que la vie ne meure pas tout à fait.
La création poétique est un mystère ou plutôt une étrange alchimie qui ne s’explique guère même si des milliers d’ouvrages existent sur la question, prolifèrent en tout sens, et toute thèse et c’est très bien. Mais pour qui écrit, cette notion est terriblement ténèbreuse, qui nous fait garder le silence ou n’émettre des hypothèses qu’à voix basse, sans les claironner partout ou les ériger en dogme . En vérité, cette création est indissociable de la vie de celui qui est emporté par cette sorte de folle exigence. Pourquoi vouloir dire, et de cette façon, par ce biais-là, celui du langage, alors qu’il existe tant d’autres travaux sur la terre ? Mais justement, est-ce un travail que celui-là ? Flaubert vous dirait oui. Rimbaud : « Tu m’emmerdes, je n’en sais rien ». Ponge vous entraînerait aux champignons, dans ce Pré qu’il fera plus tard entrer dans les pages. René Char du fond de sa cuisine, vous demanderait de ne jamais quitter des yeux la fenêtre car des écureuils dans le jardin viennent dévaliser les feuillages d’un arbre. D’autres, les plus savants, vous dérouleraient des pans de théories entiers qui ne feraient qu’obscurcir le sujet. De plus jeunes poètes s’enflammeraient, jetteraient au feu tous les mots, inventeraient une langue justement illisible, car ce qui compte, ce n’est pas le travail, mais la Révolution en tout lieu et à tout moment. Aux orties le sens, la beauté, les fariboles, la clarté, la foudre. La langue, la langue, foutaises, foutaises. Mandelstam, en géologue de l’avenir, ferait renaître sous vos yeux la terre de Russie et Marina Tsvetaeva, l’obstinée, la farouche, vous demanderait simplement d’écouter les cloches de Moscou. Rilke dévoilerait le feu dans les vignes, les vergers. Maïakovski tordrait le cou aux canons de la bienséance. Et Verlaine murmurerait ses chansons mélancoliques à l’oreille du poète aux semelles de vent. Ainsi l’univers infini des langues. Comment s’y retrouver, c’est à y perdre sa propre langue, ses faibles certitudes, ses dévorantes intuitions. Ce qui est précieux, inestimable, ce sont ces polyphonies, ces voix innombrables que les Pouvoirs ne parviendront jamais à juguler. Ces voix-là n’ont pas de méthode à enseigner, pas vraiment. Elles parlent, elles écrivent et ne s’en tiennent surtout pas à la seule raison, ce qui serait catastrophique. Elles existent justement contre la catastrophe, juste à côté du travail ordinaire. Mais elles ne sont pas voix de paresseux. Elles sont les voix les plus exigeantes qui soient. Certaines sont mortes de leur propre travail, dans l’absolue misère, dans l’absolue désolation, alors que tant de pitres ont occupé l’espace. Mais cela vaut pour chaque pan de la vie humaine. Rien n’est épargné par le venin cité plus haut, cet enfer diabolique dont l’Histoire contemporaine nous délivre le film. Mais pour combien de temps et jusqu’où ? Les poètes se méfient de l’Histoire, ne la goûtent guère, mais n’y échappent pas. Souvent, ils sont aux avant-postes et on comprend pourquoi. Tout cela à cause de leurs voix si précieuses, si véridiques. Certains ne veulent pas les entendre, alors ils les étouffent, les écrasent, les font taire. La poésie est peut-être l’une des dernières armes pacifiques des Vivants.
Le travail des poètes est celui de dire, de chanter, comme les oiseaux. C’est chose simple, me direz-vous. Non, ce n’est pas si simple. Une vie entière ne permet pas de simplifier cette question : pourquoi des poèmes, pourquoi créer, inventer à partir de ce qui fut, de ce qui est, une forme qui n’est pas encore, mais qui appelle, appelle, une sorte de musique, une note, un monde ouvert, une clarté inouïe ?
C’est un vrai travail et ce n’en est pas un. On chemine ici en terre inconnue. On va vers l’inconnu, on veut de l’inconnu, sinon à quoi bon ressasser les sempiternelles rengaines. Personne ne vous oblige à cela, ne vient vous dire : tu passeras à la caisse, ton salaire t’attend. Ton poème est très beau. Ça fait Combien ? Au fond, heureusement que l’on ne doit pas trépigner devant un tel guichet. Ce serait sinistre, tout au moins de cette manière-là. Non, une exigence secrète vous appelle, vous oblige elle, pour rien du tout, vous empêche le plus souvent d’être dans un travail ordinaire, avec les autres, parmi les autres. Ce n’est pas manque d’empathie, mais la création à venir, si fragile, vous veut tout à elle. Étrange maîtresse, si jalouse maîtresse. Créer pour rien du tout, c’est complètement absurde. Il est fou. Ils sont fous. Mais qu’ont-ils donc appris à l’école ? Ne leur a-t-on pas appris justement la façon d’entrer un jour dans un travail, d’y aller à fond, d’en vouloir, d’écraser autrui au besoin, de n’épargner personne pour atteindre son but ? Les inviter à cette guerre pour le travail. C’est terrifiant. Apprendre non pour soi-même, avec les autres, pour les autres, non. Pour le travail, même pas pour le travail, qu’importe ce qu’il sera, mais pour l’argent, l’argent qu’il rapportera, peu importe le prix humain à payer. Cela est exagération, bien sûr, mais ne sommes-nous pas un peu là-dedans tout de même ?
Les ingénieurs du poème sont légion à créer des machines obsolètes qui vous coupent le souffle, vous rendent aveugle . Arpente, mais ne méprise pas. Ne délaisse pas la source, rejoins le point d’origine, la naissance de la blessure qui a donné la flamme. Peu importe si tu t’isoles, c’est le destin du soleil d’aller mourir dans les ravins nus. Poursuis ta marche sans te soucier du but. Pour cela, je ne crois pas qu’il y ait des leçons à apprendre. Méfie-toi des prophètes, prête attention à ce qui t’est proche, mais n’ignore pas non plus le lointain. Écoute, explore, contemple, ce sont là des chemins fertiles qu’empruntent les héros du peu, les vrais tragédiens, les oiseaux, les animaux sauvages. Tu trouveras ainsi les feuillages qui chantent l’alphabet. L’étoile ténébreuse de l’amour te rendra plus vivant. Aie confiance en ce qui se dérobe, en celui qui entre dans ta maison. Ouvre avec lui les fenêtres du monde puis retire-toi dans le silence où tu dois être sans compagnon. Tu es avec eux, dans ce lent travail qui n’en est pas un, et parfois tu rencontres la grâce, plus légère qu’une plume d’oiseau qui barre enfin ton front, qui t’éclaire. Cette aventure désobéissante est la tienne. Elle va dans le monde, partout, attentive à tous les visages, au relief du ciel et de la terre. C’est une très lente aventure qui ressemble souvent à la foudre, et l’impact qu’elle laisse, est inexprimable.
Ce texte compose la première partie d’une "Lettre ouverte à un marcheur déraisonnable", publiée aux Éditions Le Réalgar en 2016. Il est reproduit ici avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur et peut être commandé à :
Le Réalgar, 20 rue Blanqui 42000 Saint Étienne mail : lerealgar gmail.com Prix:4,50 euros